Cinéastes anglophones au Québec: faire tomber la barrière de la langue
Qu’ont en commun Meryam Joobeur, Matthew Rankin, Zion Lipstein-Saffer et Aonan Yang? Outre leur passion dévorante pour le cinéma, ils ont tous grandi dans des milieux anglophones à l’extérieur du Québec, avant de s’établir à Montréal pour développer leur art. Futur et Médias les a réunis pour mieux comprendre les hauts et les bas des créateurs qui font partie d’une minorité linguistique en territoire majoritairement francophone.
Rassemblés au cœur du quartier montréalais Shops Angus, les quatre cinéastes s’entendent pour dire que leur marginalité linguistique est tout sauf un obstacle dans leur pratique. Meryam Joobeur, nommée aux Oscars pour son court-métrage Brotherhood en 2020, souligne d’emblée que le cinéma est pour elle un pont entre les différentes cultures. «Il n’y a pas de frontières quand on regarde un film. Cela dit, quand on fait des films, ça pourrait être différent, mais je n’ai jamais senti que ma langue était un frein auprès des institutions ou de mes collaborateurs.»
Aonan Yang, cofondateur de GreenGround Productions, à qui l’on doit les documentaires primés Taming the Horse et A Touch of Spring, croit que sa situation n’est ni un avantage ni un obstacle. «Les défis sont plus liés à la création de films en soi et non à la langue de travail, dit-il. Nous avons différentes sensibilités et perspectives en lien avec notre bagage culturel, ce qui influence notre façon de raconter nos histoires. Par contre, ma langue ne change rien d’autre.»
Convaincu que sa réalité linguistique lui confère un poste d’observation différent sur la société, Matthew Rankin répond à notre question en partageant son parcours linguistique. «Quand j'ai déménagé à Montréal, je ne parlais pas français, alors c’était certainement un défi», explique le cinéaste originaire de Winnipeg qui entremêle dans son œuvre le cinéma d’animation et le cinéma expérimental. «Dès ma première semaine comme étudiant à l’Université McGill, j’ai réalisé que tout ce qui m’intéressait à Montréal était en français, alors je me suis senti coincé», ajoute-t-il. Après avoir appris la langue de Molière à une vitesse impressionnante, il a réalisé une maîtrise sur l’histoire du Québec à l’Université Laval. «Ma situation m’a inspiré à apprendre le français pour me rapprocher de la culture québécoise.»
Finissant de la cohorte 2019 à l’école de cinéma Mel Hoppenheim de l’Université Condordia, Zion Lipstein-Saffer, qui réalisera sous peu la portion vidéo de l’album audiovisuel de l’auteur-compositeur-interprète canadien Denique, se sent interpellé par l’anecdote de Rankin. «À mon arrivée à Montréal, mon français était médiocre et j’avais des problèmes à l’école, car plusieurs classes étaient enseignées en français. Ça m’a poussé à apprendre. Aujourd’hui, j’ai une bonne compréhension du français, du moins, assez pour travailler. Je n’ai jamais senti que je ne pourrais jamais travailler au Québec à cause de la langue.»
S’exiler ou rester
Au terme de leurs études, aucun de nos intervenants n’a eu l’impression qu’il ou elle aurait intérêt à déménager à Toronto, Vancouver, New York, Los Angeles ou Londres pour travailler dans sa langue ou pour avoir l’opportunité de raconter ses histoires. «Après mes études, je ne voulais pas bouger d’ici», s’exclame Joobeur, une Tunisienne anglophone qui a grandi aux États-Unis, avant de s’établir à Montréal.
«Le financement public est beaucoup plus important au Canada, précise-t-elle. Si j’allais ailleurs, je n’aurais pas accès aux mêmes ressources.»
Elle considère également que la culture cinématographique québécoise est plus riche que dans plusieurs coins du globe. «Quand j’étudiais à Concordia, j’avais beaucoup de liberté pour expérimenter, contrairement à plusieurs étudiants des écoles de cinéma américaines qui m’ont dit avoir été encouragés à correspondre aux standards. À Concordia, on nous poussait à briser les règles pour découvrir notre voix.»
Une perception que partage le jeune diplômé du quatuor. «À Concordia, on est là pour expérimenter, dit Zion Lipstein-Saffer. C’est une bonne façon de se préparer pour le vrai monde et la carrière de cinéaste. Même si plusieurs de mes collègues de classe ne sont pas restés dans le milieu, ceux qui continuent et qui poussent pour faire leur place ont tous en commun ce désir de faire éclater les règles.»
Ayant grandi en Chine et à Toronto, Aonan Yang est pour sa part habité par un sentiment qui le trouble. «Je considère Toronto comme ma ville natale, mais chaque fois que j’y retourne, j’ai envie de m’enfuir après une semaine. Je préfère le hub culturel qu’est Montréal, sa personnalité charismatique, ses citoyens chaleureux et ouverts d’esprit. C’est un mode de vie où il fait bon travailler en tant qu’artiste.»
Pour sa part, Matthew Rankin ne regrette pas d’avoir quitté Winnipeg au profit de Montréal. «En tant que citoyen, je me sens chez moi dans la culture québécoise. C’est un des rares endroits en Amérique du Nord où la culture a une valeur publique.»
Faire les choses “à la québécoise”
La possibilité d’avoir accès aux cinéastes expérimentés plaît aussi beaucoup à Meryam Joobeur. «Quand j’étudiais à Concordia, presque tous les producteurs très établis à Montréal sont venus dans ma classe, se souvient-elle. J’ai pu construire des relations avec eux. En tant que jeunes cinéastes, c’était possible pour nous de contacter de grosses boîtes de production. Dans les villes américaines ou à Toronto, j’ai l’impression qu’on doit briser un genre de plafond pour atteindre certaines ressources.»
Ainsi, jamais Meryam, Matthew, Zion et Aonan n’ont craint de ne pouvoir raconter leurs histoires.«J’ai toujours senti que Montréal était un espace qui nous donnait la liberté de raconter nos propres histoires, et pas seulement un lieu de tournage de gros blockbusters, précise Zion Lipstein-Saffer. Il faut dire aussi que je n’ai jamais pensé devenir cinéaste pour devenir riche, en tournant des films que toute la planète verrait et en devenant célèbre. C’est une mentalité qui est davantage présente à Toronto, d’où je viens.»
Même son de cloche chez Meryam Joobeur. « Ma relation au cinéma a toujours été très personnelle, dit-elle. Je veux d’abord partager mes propres histoires. Peut-être que j’aimerais un jour tourner dans un film américain avec un gros budget, mais je préfère développer ma voix ici et j’espère que les États-Unis viendront à moi.»
Une minorité subventionnée
Quand on leur parle du financement auprès des différentes institutions, les cinéastes s’entendent pour dire que les règles sont équitables entre les groupes linguistiques. «Par exemple, à la SODEC, le quart du budget est réservé aux productions dans une autre langue que le français, soit l’anglais ou toute autre langue, souligne Matthew Rankin. Ça me semble juste.»
Aonan Yang se croit même privilégié. «Je travaille avec des cinéastes qui tournent dans une langue autre que le français ou l’anglais, et c’est encore plus difficile à faire, alors j’ai du mal à me sentir défavorisé.»
Meryam Joobeur intervient pour rappeler que le financement est un processus extrêmement complexe, peu importe la langue de travail. «Comme les institutions n’ont pas tant d’argent et qu’il y a de nombreux cinéastes, on doit faire des miracles avec peu, dit-elle. Et puisqu’on réussit, les décideurs pensent que c’est suffisant. C’est un cercle vicieux dans lequel on est tous pris. »
Couverture médiatique inégale
Le rapport des cinéastes anglophones avec les journalistes francophones spécialisés en cinéma est serein, mais des améliorations peuvent être apportées, selon nos interlocuteurs. D’un côté, les médias québécois se sont intéressés en grand nombre au film Brotherhood, lorsque celui-ci a été nommé aux Oscars. «Mon court métrage a été embrassé comme un film québécois et j’ai été très touchée de voir ça», se souvient Meryam Joobeur.
À l’inverse, Matthew Rankin a vécu un léger pincement au cœur à la fin du Toronto International Film Festival (TIFF), en 2019, quand son film Twentieth Century a remporté le prix du Meilleur premier film canadien, pendant que le long métrage Antigone, de Sophie Deraspe, était couronné Meilleur long métrage canadien, et que Delphine valait à la réalisatrice Chloé Robichaud le prix du Meilleur court métrage canadien. «Plusieurs médias québécois ont publié des compte-rendus du festival qui faisaient état de deux films québécois récompensés et de la production d’un cinéaste originaire de Winnipeg, affirme Matthew Rankin. Pourtant, mon film était financé au Québec, tourné au Québec et avec une distribution entièrement québécoise. Ironiquement, les journalistes ne voient pas mes films comme des œuvres québécoises. J’essaie de ne pas m’en faire avec ça…»
Aonan Yang semble adopter le même détachement face au traitement médiatique de son travail. «Je ne m’en préoccupe pas vraiment, dit-il. Pas que je m’en fiche, mais j’ai compris qu’il y a moins de lecteurs de journaux et de cinéphiles qui se sentent interpellés par des histoires anglophones, espagnoles, chinoises et autres. J’aimerais ça qu’il y ait plus de couverture médiatique. En fait, je devrais commencer à m’en soucier davantage!»
«Pas assez Québécois»
Si les films anglophones tournés au Québec sont principalement projetés dans les cinémas montréalais et dans les festivals étrangers, il arrive qu’ils soient jugés «pas assez québécois» par les programmateurs. «Ils s’attendent à certains types de films en provenance du Québec, explique Meryam Joobeur. Si on ne rentre pas leur moule, en proposant autre chose qu’un film tourné en français et qui représente des Québécois d’origine, c’est plus difficile d’être admis.»
Elle estime toutefois que c’est le cas de pratiquement toutes les filmographies nationales. «C’est la même chose pour les films tunisiens qui ne sont pas des drames sociaux-politiques réalistes, explique-t-elle. Si quelqu’un veut faire un film d’horreur avec du réalisme magique, on va dire que ce n’est pas un film proprement tunisien.»
Bien qu’elle soit en mesure d’expliquer cette réalité, cela ne signifie pas qu’elle l’accepte. «Quand j’ai lancé mon premier court métrage en anglais avec une distribution diversifiée et qu’un programmateur de festival m’a dit que ce n’était pas québécois, ça m’a blessée, affirme-t-elle. Ceci dit, en bout de ligne, elle est d’avis que “c’est souvent plus difficile de faire valoir mon travail sur la scène internationale qu’ici. La preuve, j’ai eu deux nominations pour les prix Iris, une pour un film en anglais et l’autre pour un film en arabe. »