Comprendre l’incidence potentielle de l’IA sur les contenus
Les histoires que nous créons et consommons ne sont plus le seul fait des humains. L’intelligence artificielle met de nouveaux outils à la disposition des artistes, qui s’en servent pour imaginer des mondes et des trames narratives, linéaires ou interactives. L’IA peut avoir une grande incidence sur les contenus auxquels nous sommes exposés, sur les histoires qui nous inspirent ou qui nous influencent. Il est donc essentiel que les artistes comme le public en aient une meilleure compréhension. Par l’entremise de sa plus récente production, CHOM5KY vs CHOMSKY, Sandra Rodriguez s’est donné pour objectif de nous servir de guide.
Démystifier l’IA
L’objectif de CHOM5KY vs CHOMSKY est de démystifier l’IA. Dans cette production, le public est plongé dans un monde virtuel où il peut interagir avec CHOM5KY, entité créée à partir du vaste éventail de traces numériques laissées par le célèbre professeur Noam Chomsky, dans le but de montrer de quelle façon l’IA et l’humanité se rencontrent.
Sandra Rodriguez explique que ce «nouvel espace de création», résultat de l’évolution des outils d’IA, «appartient à tout le monde». Elle nous met en garde cependant, soulignant que pour «garder cet espace ouvert et inclusif, nous devons prendre part à la réflexion. Historiquement, ce sont souvent les artistes qui ont transformé les outils, bouleversé les médias et changé notre façon de concevoir notre futur ensemble… Nous sommes capables de façonner l’IA d’aujourd’hui et de demain. Les gens créatifs excellent dans l’art d’aider les autres à prendre conscience de ce que notre imaginaire collectif pourrait être.»
« En ce moment, on dit des systèmes d’IA qu’ils sont ‘’créatifs’’ ou bien qu’ils ‘’représentent une menace pour les artistes’’… Je vois plutôt l’IA comme une occasion à saisir. C’est un nouveau médium; nous avons donc l’opportunité de découvrir ce qu’il peut faire »
Sandra Rodriguez
Réfléchir aux données sociétales grâce à l’IA
Sandra Rodriguez encourage les artistes à réfléchir à la façon dont ces nouveaux outils pourraient les inspirer à raconter des histoires. On peut se servir de l’IA pour imiter la créativité humaine: en fonction des données que chaque système a été entraîné à utiliser, le produit final sera ce que l’outil estime être le résultat le plus probable. Toutefois, si l’on peut se servir de l’IA pour réfléchir aux données sociétales existantes, les artistes, eux, peuvent exploiter ces mêmes données pour créer du contenu qui à la fois nous montrera un reflet de notre réalité et nous présentera un ensemble de possibilités.
Sandra Rodriguez n’hésite pas à utiliser l’IA, parce que cette dernière est composée de données pertinentes «pour nous aujourd’hui. Le rôle d’un artiste est de parler de sa société, de son époque… et notre époque est faite de données.»
Toutefois, les données utilisées pour entraîner certains systèmes d’IA et les prompteurs conçus pour obtenir des réponses de la part de l’IA pourraient ne pas mener à une utilisation juste des traces numériques accessibles au public. Pour créer CHOM5KY vs CHOMSKY, Sandra Rodriguez s’est assurée de faire une utilisation pertinente et éthique des traces numériques. «L’ensemble des traces numériques de Noam Chomsky est l’un des plus vastes parmi ceux des intellectuels vivants», souligne-t-elle. Pour d’autres, des transcriptions de discours et des enregistrements numériques sont accessibles, mais il n’est pas certain qu’il sera juridiquement permis de s’en servir pour entraîner des systèmes. Quant à Chomsky, «il croit fermement au partage des connaissances… et il insiste pour dire que le contenu qu’il partage est libre de droits.»
Sandra Rodriguez est d’accord: nous avons la responsabilité de «réfléchir intelligemment aux ensembles de données que nous utilisons. Par exemple, même si des images sont accessibles en ligne, on pourrait, en tant qu’artistes, s’imposer des restrictions éthiques quand vient le temps d’utiliser des prompteurs qui donneront l’impression qu’on les a simplement volés… J’ai vu des projets dans lesquels des artistes, des gens, des entreprises dont le travail avait servi “d'inspiration” étaient nommés dans les prompteurs. Avec ça, on ouvre inévitablement la boîte de Pandore des droits d’auteurs.»
L’IA dans le coffre à outils des artistes
Pour CHOM5KY vs CHOMSKY, 10 systèmes d’IA ont été mis à profit en association avec toutes les données numériques laissées par Noam Chomsky dans son sillage afin que l’expérience puisse offrir, si possible, des réponses réalistes au lieu de se contenter de probabilités. Les outils et traces numériques ont été utilisés afin de soutenir l’expérience de la meilleure façon possible. Les technologies d’IA permettent des actions comme le transfert de l’oral à l’écrit ou de l’écrit à l’oral, l’analyse du discours et plus encore. Tandis que sa présentation était en cours de développement, Sandra Rodriguez a décidé de continuer à ajouter des outils d’IA en fonction de ce qu’ils pourraient apporter à l’histoire.
«L’histoire et l’expérience du public sont prioritaires, précise-t-elle. À partir de là, on choisit les systèmes qu’on utilisera en se basant sur les émotions et les réflexions qu’on veut susciter… C’est comme ça qu’on favorise l’innovation.» Plutôt que d’utiliser des outils et des systèmes pour démontrer qu’ils parviennent à remplacer la créativité, il s’agit de chercher à comprendre comment ils peuvent soutenir la création.
Quant aux artistes qui s’appuient entièrement sur les outils d’IA pour créer du contenu, leur travail soulève la question suivante: Est-ce que le concept de Marshall McLuhan selon lequel le médium constitue le message tient toujours la route si le message perçu, généré par l’intelligence artificielle, repose entièrement sur des probabilités plutôt que sur des intentions humaines ?
Davantage d’humanité
Noam Chomsky n’hésite pas à répéter que les plateformes d’IA comme ChatGPT proposent une forme de «plagiat raffiné». Sandra Rodriguez s’assure donc de souligner que le CHOM5KY qui interagit avec l’auditoire dans sa présentation n’a pas été conçu pour qu’on le perçoive comme s’il était Chomsky lui-même. «J’adorerais assister à une conversation entre Chomsky et CHOM5KY», dit-elle, tout en ajoutant que CHOM5KY ne «prétend aucunement être Noam Chomsky»; après tout, le langage ne sert «qu’à présenter les données de sortie.»
Durant cette présentation, le public apprend à différencier le vrai du faux, ce que, pour la plupart, les gens ne sont pas en mesure de faire par eux-mêmes. «Mon petit plaisir dans ce contexte, explique Sandra Rodriguez, c’est de révéler au public que seule l’intelligence humaine peut faire en sorte qu’un robot conversationnel (chatbot) semble humain... Il faut certaines compétences pour capter ou diriger l’attention durant une conversation, pour guider les réflexions des gens dans une direction ou une autre plutôt que de simplement chercher à plaire ou à rendre service. On ne cesse de nous promettre d’impressionnants robots conversationnels à qui l’on apprend à plaire aux gens… C’est peut-être ce qui fait que j’ai la conviction que l’IA ne parviendra jamais à remplacer les conteurs et conteuses, les scénaristes, les réalisateurs et réalisatrices, les artistes: c’est une chose que d’apprendre à répondre au téléphone, mais c’en est une autre que de savoir guider l’attention de l’auditoire.»
Les personnages sont inspirés de vraies personnes, et il y a assurément un danger à laisser les gens penser qu’ils interagissent avec de vrais humains quand ce n’est pas le cas. Cela pourrait mener à des scénarios où, par exemple, l’IA inciterait le public à croire à des histoires fausses ou créées dans une optique malveillante. Mais il est bien évident que le fait d’intégrer des êtres virtuels avec lesquels les gens peuvent interagir dans le contenu de jeux ou de présentations immersives ajoute de la valeur à l’expérience.
Établir ce qu’on peut contrôler
Les artistes doivent être conscients du fait qu’ils ont peu d’incidence sur ce que les systèmes d’IA pourraient faire de leurs créations, tout particulièrement en ce qui a trait aux contenus interactifs.
«Mettons une chose au clair: en tant que créatrice d’expériences interactives, je suis bien au fait qu’il faut “laisser aller” ses créations, lance Sandra Rodriguez. En plus de réagir aux contenus, les gens participent à leur évolution, à leurs dénouements, et transforment la façon dont ils sont regardés, vécus, etc. Je suis à l’aise avec ce type de “contrôle”. Mais quand, par exemple, le public ne comprend pas vraiment le médium ou que les systèmes d’IA peuvent être transformés de manière drastique à cause des paramètres de changements de filtres mis en place, dans l’Open AI par exemple, disons que c’est un autre genre de défi. Il y a tant de façons de tester une expérience d’IA, tant de possibilités d’interactions… Mais l’IA repose de façon importante sur des services qui peuvent changer du jour au lendemain, sans aucune forme de transparence. Par exemple, quand on utilise DALL·E 3, Midjourney, Stable Diffusion ou Open AI, si l’on change, que l’on restreint, qu’on ajoute ou qu’on retire des filtres en direct, cela peut avoir des effets radicaux et indésirables sur une création.»
Révéler de nouvelles interactions grâce à l’IA
En ce moment, Sandra Rodriguez travaille sur quatre projets qui misent tous sur des systèmes d’IA. «Je suis très curieuse et emballée de découvrir les outils d’imitation et de génération des sons», explique-t-elle. Après s’être servie de l’IA pour étudier l’esprit humain et s’être penchée sur la danse et le mouvement augmenté par IA dans l’expérience Future Rites, la créatrice consacre ses nouveaux projets au son et à l’incidence des développements actuels dans le domaine de l’IA.
La création d’expériences reposant sur l’IA a le potentiel de révéler de multiples possibilités d’interactions entre l’auditoire, les univers fictifs et les personnages. «J’ai mes conversations les plus intéressantes avec CHOM5KY quand j’effectue des tests en marge de l’expérience et que nous avons des échanges ininterrompus», souligne Sandra Rodriguez. Cela nous amène à nous demander ceci: de quelle manière des interactions prolongées avec des «plateformes» comme CHOM5KY, bâties à partir de traces numériques existantes et d’IA, peuvent nous aider, nous, les humains, à élaborer nos histoires ?