Définir le contenu national: Valerie Creighton du FMC en discussion avec Graeme Mason de Screen Australia
Notre industrie des écrans est à la croisée des chemins et une discussion sur le contenu canadien s’impose. Au cours des prochains mois, le FMC souhaite lancer une conversation sur une possible nouvelle définition du contenu canadien: Quels sont les enjeux? En quoi est-ce important? Quel avenir envisage-t-on pour l’industrie? Cet article fait partie d’une série de Futur et Médias qui offrira une tribune à des voix diverses qui se pencheront sur l’essence du contenu canadien, l’authenticité, la propriété intellectuelle, les modèles d’affaires, et plus encore.
Qu’est-ce que l’industrie canadienne des écrans peut apprendre du secteur médiatique australien? Les deux pays partagent plusieurs ressemblances: un passé colonialiste et la place unique des peuples autochtones, des territoires vastes et peu peuplés, l’anglais comme langue principale ou majoritaire; et, lorsqu’il s’agit de leur paysage médiatique, l’importance grandissante des services de diffusion en ligne ainsi qu’un besoin vital de définir et protéger les histoires et le contenu locaux. Fin janvier, le premier ministre australien a annoncé l’imposition de quotas de contenu local aux plateformes internationales de diffusion en ligne à partir de la mi-2024, dans le cadre d’un plan de revitalisation du secteur culturel. De notre côté du globe, le projet de loi C-11 en est à ses derniers milles avant de devenir une loi. Amendement historique de la Loi sur la radiodiffusion, le projet de loi C-11 a pour principal objectif d’amener les diffuseurs étrangers à contribuer au financement et à la promotion du contenu canadien.
Évidemment, la présidente et chef de la direction du Fonds des médias du Canada, Valerie Creighton, et le chef de la direction de Screen Australia, Graeme Mason, en avaient long à se dire durant leur entretien au congrès Prime Time de l’Association canadienne des producteurs médiatiques, au début du mois de février.
Quotas de contenu local
D’après Graeme Mason, le fait que le premier ministre australien ait lui-même annoncé la politique culturelle nationale Revive, une stratégie quinquennale visant à revitaliser et renouveler le secteur des arts, du divertissement et de la culture, «est très révélateur». Dans un document officiel, le gouvernement australien reconnaît les menaces potentielles liées aux services de diffusion continue en ligne qui, «contrairement aux diffuseurs à accès libre et à la télévision par abonnement [...] n’ont pas l’obligation d’offrir du contenu australien sur leurs plateformes. La disponibilité de contenu de masse produit dans d’autres pays, particulièrement aux États-Unis, risque d’enterrer les voix des créatrices et créateurs d’histoires australiens.»
Netflix n’existe en Australie que depuis 2015, tandis qu’il compétitionne depuis 13 ans pour l’attention des Canadien·nes. Le fait d’être loin des États-Unis comporte certains avantages, a admis Graeme Mason, ajoutant que son pays se trouve encore dans une situation enviable quant aux plateformes internationales de diffusion en ligne. Celles-ci déploient par ailleurs beaucoup d’efforts actuellement, en allant à la rencontre des producteur·rices australien·nes dans le désir de les aider à raconter des histoires locales. «Elles ont fait une série basée sur une émission australienne très populaire, Heartbreak High, qui a ensuite été promue mondialement. Et elles vont en faire plus», a-t-il affirmé. L’an dernier, 75 pour cent des dépenses du secteur médiatique australien pour les séries dramatiques ont été consacrées à des productions locales, et non étrangères. Au Canada, en 2021, 58 pour cent du volume de production cinématographique et télévisuel provenait de la production étrangère et des services de production.
«En ce sens, nous sommes un peu plus chanceux que vous», a convenu M. Mason à propos de la proximité géographique du Canada avec le marché américain. À ce sujet, Valerie Creighton a répliqué: «Vous êtes un peu plus loin pour commencer, et vous avez toujours été excellents pour faire en sorte que tout le monde sache qui est Australien.» Si les services de production sont bénéfiques pour l’économie canadienne et la main-d'œuvre locale, croit-elle, la croissance du marché canadien est primordiale. «Je pense que ce dont il s’agit ici, c’est de servir [la production] ou de la posséder. Et si on ne possède rien, si on n’a pas la propriété intellectuelle, s’il n’y a pas d’éléments importants sous contrôle créatif canadien, alors qu’est-ce qu’il nous reste? Notre industrie de services est géniale. Nous l’adorons. Et nous voulons simplement nous assurer d’avoir une petite part de ce qui s’en vient.»
«Quantifiablement Australien»
Positionnant Screen Australia comme une «agence culturelle», M. Mason a fait valoir que la façon de faire entendre les voix australiennes est de prêter attention aux propriétaires et aux créateur·trices de contenu, et de garder à l'esprit les avantages culturels, créatifs, économiques et d'exportation.
Et comment peut-on définir ce qui est «quantifiablement australien», ou en d’autres mots quantifier le caractère australien d’une œuvre? «Tant pour les investissements directs de Screen Australia, que ce soit dans le cinéma, la télévision ou le contenu numérique, que pour [notre programme de déductions fiscales], il faut passer par ce qu’on appelle le test de contenu australien significatif. C’est un test holistique, donc rien n’est totalement normatif. Évidemment, ce que l’on recherche est un contrôle créatif clair», indique M. Mason.
Les détails entourant les critères des quotas de «contenu local» restent néanmoins à préciser dans les six prochains mois. D’après Valerie Creighton, le Canada a rencontré des enjeux similaires au cours des derniers mois. «Avec tout ce qui s’est passé au Canada avec le projet de loi C-11, lorsque la loi sera adoptée et intégrée au CRTC, et que le gouvernement donnera l’orientation politique, l’un des éléments cruciaux pour le pays sera ce qu’il adviendra de la définition du contenu canadien. Car si elle nous sert mal, le reste n’a pas vraiment d’importance.»
Les deux leaders s’entendent sur le fait que la contribution inestimable des créateur·trices autochtones représente une part centrale du contenu local de chaque pays. En Australie, le ministère des Premières Nations a été créé il y a 30 ans, par l’une des agences ayant plus tard fusionné pour donner naissance à Screen Australia. M. Mason a par ailleurs parlé de la satisfaction et de la fierté qu’il ressent face au succès phénoménal de l’agence, fruit de trois décennies de travail acharné et de soutien gouvernemental. «Nous surindexons les personnes issues des Premières Nations à l’écran, ce qui signifie que le taux de gens des Premières Nations à l’écran est supérieur à leur représentation dans la population. Et c’est une excellente chose.» Les histoires et projets menés par des créateur·trices autochtones connaissent «une croissance et un succès phénoménaux» et «sont en train de prendre le monde d’assaut», a affirmé Valerie Creighton, citant en exemple Bones of Crows, Little Bird et Pour toi Flora.
Une seule agence, plusieurs plateformes
Expliquant que plusieurs discussions ont eu lieu au Canada sur une potentielle modernisation du secteur médiatique et de toutes les industries culturelles, Mme Creighton a interrogé Graeme Mason sur la fusion de plusieurs agences qui a mené à la création de Screen Australia en 2008.
«Je ne peux pas m’imaginer avoir fait autrement. Nous sommes trop petits, a répondu M. Mason. Une agence unique nous permet d’avoir une vision d’ensemble du secteur. De plus, maintenant les gens produisent sur d’autres formes de médias. Donc je pense que c’est essentiel. Cela me permet de parler d’une seule voix aux personnes clés, c’est-à-dire au gouvernement, pour obtenir de l’argent. Je peux voir l’état de l’industrie en entier.»
Lorsqu’il a accepté le rôle de chef de la direction en 2013, a-t-il raconté, l’un de ses principaux objectifs était de renforcer les perspectives économiques pour les compagnies de production australiennes, particulièrement dans les médias numériques. «Je pense que c’est l’une des choses dont je suis le plus heureux, la force actuelle de ce secteur et la façon dont j’ai aidé les gens à s’épanouir dans cet espace et, par conséquent, à attirer de nouveaux publics vers le contenu australien.»
Le mandat de l’agence australienne est de refléter les histoires et les publics australiens. À ce sujet, M. Mason a souligné l’importance des diversités. «On ne peut y arriver si on ne travaille qu’avec des gens qui me ressemblent, qui parlent comme moi et qui sont de ma génération. On peut aisément reconnaître que la plupart des gens de moins de 25 ans consomment différemment les contenus. Donc nous faisons beaucoup de contenu numérique; c’est ce qui connaît les meilleurs résultats en matière d’auditoire, de portée et d’engagement.» Mme Creighton a également mentionné l’importance cruciale de porter attention aux médias sociaux et numériques.
L’équipe autochtone de Screen Australia et Instagram ont collaboré avec 15 créateur·trices de contenu issue·s des Premières Nations pour rendre leur contenu plus fort – un partenariat si réussi qu’Instagram a rapidement exprimé son désir de le renouveler. Screen Australia a également commandé une dramatique sur TikTok: ces cinq séries ont obtenu «des dizaines de millions de visionnements». D’après M. Mason, les meilleurs moyens de joindre les publics et de mettre une histoire en valeur résident probablement dans les réseaux sociaux et les formats numériques. «Ils offrent encore d’immenses occasions à saisir, et c’est la raison pour laquelle je suis rentré au pays pour faire ce travail.»
Finalement, Valerie Creighton a demandé à Graeme Mason s’il avait des conseils à partager avec les producteur·trices dans l’assistance. «Je pense que l’un d’eux est de collaborer. Je ne parle pas nécessairement de vous associer sur vos projets, mais de vous parler le plus possible. […] C’est aussi crucial de parler au gouvernement. Ce serait mon conseil numéro un, collaborer, et par-delà les frontières. »