Do Not Track et In Limbo Interactive : le webdoc sur mesure
Analyse de deux webdocumentaires réalisés en coproduction avec la France, le Canada et l’Allemagne qui utilisent les données personnelles de l’auditoire pour adapter le contenu de l’œuvre.
Tous deux sortis en début d’année et coproduits par ARTE et l’ONF, Do Not Track et In Limbo Interactive portent un peu plus loin encore le degré de raffinement des œuvres webdocumentaires, en « personnalisant » le contenu pour le rendre plus pertinent aux yeux de chaque utilisateur.
Do Not Track et In Limbo Interactive partagent également un autre point en commun : celui de questionner notre rapport aux données numériques et à la commercialisation de celles-ci.
Internet connaît déjà ce que vous n’aimez pas encore
Do Not Track a pour ambition de faire comprendre aux internautes la valeur de leurs données et de leur faire réaliser la propagation de celles-ci. À cette fin, il invoque un mot d’ordre éloquent : « Ensemble, traquons les traqueurs ».
Prenant la forme d’une série documentaire « personnalisée », les sept épisodes de Do Not Tracks’intéressent tour à tour aux cookiesmouchards publicitaires, aux filtres des réseaux sociaux ou encore à la géolocalisation permanente de nos téléphones intelligents. Après un tour d’horizon des différentes formes de pistage (tracking), les épisodes 5 et 6 remettent en question la toute puissance et la pertinence des algorithmes, tandis que l’opus final propose une vision prospective de ce que nous réserve l’industrie de la donnée.
Image tirée de Do Not Track
Ces sujets complexes sont traités de manière très « web native », c’est-à-dire en utilisant les codes de la culture Internet : GIF animés à foison, infographies, animation, etc.
Do Not Track est une coproduction entre la France (ARTE), le Canada (ONF et Radio-Canada) et l’Allemagne (la chaîne BR), coordonnée par le studio parisien Upian. La coproduction a nécessité près de trois ans, 110 personnes au générique et un budget total d’environ 640 000 euros, lequel a été financé par les diffuseurs susmentionnés ainsi que par le CNC (20 000 euros en développement, 100 000 euros en production) et la bourse du Tribeca Film Institute (entre 50 000 $ et 100 000 $).
2015 est l’année de l’odyssée de la donnée
Mis en ligne le 9 février dernier, In Limbo Interactive nous fait vivre un voyage subjectif et poétique dans la mémoire de nos données. Le titre peut désigner à la fois la zone floue située aux marges des enfers et, en langage informatique, le statut des données qui sont effacées d’un système mais conservées sur leur support de stockage. Cette définition d’un entre-deux sied bien à ce film inclassable, qui navigue entre les éléments impalpables que sont la mémoire ou les souvenirs et des choses très concrètes, soit les données numériques qui matérialisent désormais nos souvenirs.
Réalisées à l’aide de l’outil Kinect permettant de modéliser en 3D les intervenants sous forme de réseau aux points interconnectés, les entrevues proposent des points de vue très diversifiés allant de Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie pour Google et pionnier du transhumanisme, à Cathal Gurrin, « la personne la plus numérisée du monde ».
Image tirée de In Limbo Interactive
L’auteur-producteur Antoine Viviani a délaissé la succession de formats courts pour privilégier un format long, presque entièrement linéaire, d’une durée d’une trentaine de minutes.
Plus modeste en termes de volume de production que Do Not Track, In Limbo Interactive a fait également l’objet d’une coproduction entre ARTE et l’ONF et a été soutenu par le CNC et le programme européen MEDIA.
Le traitement des données en ligne est un enjeu majeur de notre quotidien 100 % numérique
Selon l’adage « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit », les deux œuvres Web démontrent que les données personnelles sont devenues le nouveau pétrole du XXIe siècle. La gestion et l’exploitation de ces données sont devenues un enjeu majeur, d’abord pour les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui ont fondé leur empire sur la donnée et ensuite pour la majorité des entreprises et des institutions.
Image tirée de Do Not Track
Do Not Track revendique même la volonté de faire œuvre de service public en dévoilant les méthodes de pistage de services que nous utilisons quotidiennement.
Chaque épisode est accompagné d’une sélection soignée de différents articles, écrits par les auteurs des épisodes ou glanés sur le Web, qui proposent notamment des méthodes, sites ou extensions pour éviter d’être traqués. « Ce centre de ressources est un élément extrêmement important du programme », a confirmé Alexandre Brachet, le producteur de Do Not Track, lors de la présentation du projet à l’événement Cross Video Days en juin dernier.
Du contenu personnalisé crée plus d’impact
« Comment matérialiser ces contenus qui n’ont aucune représentation picturale? » En cette seule question, Alexandre Brachet résume l’enjeu commun de ces deux projets. Ils y répondent de manière bien différente en créant un langage visuel qui leur est propre, mais les deux se fondent sur le même choix de personnaliser le contenu proposé à l’internaute.
Dans les deux œuvres, on demande à l’utilisateur précisément ce qu’on veut lui dénoncer : livrer volontairement l’accès à ses données pour pouvoir les intégrer au contenu. Ce paradoxe est nécessaire pour mieux interpeller l’internaute.
Dès le premier épisode de Do Not Track, le programme devine où je me situe, quel temps il fait dans ma ville, quel ordinateur je possède, etc. Au fil des épisodes, les questions se font plus précises et la connexion à Facebook ou Twitter se fait impérieuse… L’internaute se laisse traquer, volontairement, cette fois, pour les besoins de la démonstration.
Dans l’épisode 3, Do Not Track invente même une application, « Illuminus », qui se targue d’évaluer les risques d’assurance de chaque client en analysant son compte Facebook. Pure science-fiction? Sans doute plus pour très longtemps…
Image tirée de Do Not Track
Do Not Track finit par dessiner un portrait en creux de l’utilisateur à partir de ce qu’il a bien voulu lui dévoiler de sa vie privée numérique, ce qu’il a traqué au fil de sa navigation (nombre de contenus parcourus, durée de connexion, nombre de clics) et de l’analyse en temps réel de ses données personnelles, allant des sites d’information qu’ils consultent aux pages qu’ils ont aimé sur Facebook.
Image tirée de Do Not Track
Tout comme Do Not Track, In Limbo Interactive se présente comme un « film personnalisé ». Dès le début du film, l’internaute est invité à y ajouter ses propres données. Pour cela, il doit accepter de partager ses différents comptes sociaux (ainsi que son adresse de courriel, sa caméra Web et sa localisation) et est récompensé par une dizaine de séquences personnalisées intégrées en toute transparence dans le film.
Nos données disséminées sur Facebook, Instagram ou Gmail interviennent au fur et à mesure pour nous faire participer un peu plus dans le sujet, qui traite précisément de cela : de cette mémoire numérique, collectée presque contre notre gré, qui se constitue peu à peu en ligne. Ici pas d’avertissement ou d’analyse : les données sont livrées de manière brute, comme pour mieux donner à voir l’extrême objectivité de cette mémoire par rapport à notre mémoire humaine plus défaillante.
Image tirée de In Limbo Interactive
Diffusion et production internationales : une stratégie payante
Enfin, l’autre méthode de personnalisation du contenu mise en œuvre dans Do Not Track est celle de l’adaptation selon la nationalité et la langue de l’internaute. Le concept de coproduction internationale est ainsi porté à son paroxysme; chaque épisode a une stratégie de coproduction et de distribution adaptée à son contenu et au pays visé.
Les différents journalistes français, allemands et canadiens qui ont accompagné Brett Gaylor, l’auteur principal, servent ainsi à introduire le projet dans leurs pays respectifs. C’est tout l’enjeu du premier épisode, dont le présentateur (et avec lui une partie du contenu) diffère selon le pays d’où se connecte l’internaute.
Ainsi, l’épisode 3, coproduit avec l’Allemagne, est diffusé uniquement en langue allemande, tandis que l’épisode centré sur le téléphone intelligent a trouvé comme partenaire de diffusionAJ+, le site d’informations en ligne d’Al-Jazeera.
C’est une stratégie internationale qui a visiblement porté ses fruits puisque, au 15 juin, la série totalisait déjà près de 700 000 visites, dont 255 000 en Allemagne, 145 000 aux États-Unis et au Canada, 137 000 en France et 125 000 dans le reste du monde.
C’est un succès populaire qui conforte les stratégies d’ARTE et de l’ONF dans la mutualisation des efforts déjà engagés depuis plusieurs années pour élargir les auditoires de leurs webproductions respectives.
Après Fort McMoney, qui traitait de l’exploitation des ressources naturelles, les deux pionniers de la webcréation ont réussi à s’attaquer avec brio à un autre sujet contemporain, dont l’actualité ne risque pas de s’assécher de sitôt. Gageons qu’on pourra bientôt ajouter quelques chapitres à Do Not Track.