Financement participatif: le beau problème du surfinancement et le casse-tête des objectifs supplémentaires
Si les facteurs clés de succès d’une campagne et les motivations des contributeurs sont les thèmes prédominants de la recherche sur le financement participatif, le phénomène du surfinancement, quant à lui, demeure dans l’angle mort. Pourtant, bien qu’il s’avère souhaitable, espéré, voire planifié, le dépassement de l’objectif initial vient avec certaines responsabilités qui, dans certains cas, peuvent prendre des allures de casse-tête. Pensons, par exemple, au devoir (ou non) de mettre en place des objectifs supplémentaires.
Un objectif supplémentaire est un palier financier qui s’ajoute à celui initialement fixé par le créateur dans le but de réaliser son projet. Par exemple, ce nouveau palier permet l’optimisation d’un produit, comme l’ajout de niveaux à un jeu vidéo, et peut également servir à dynamiser la suite d’une campagne.
Est-ce que cette stratégie convient à tous les projets en financement participatif ? La réponse courte est non.
Nous développerons davantage avec une brève analyse des cas de Pastel Fluo, de SmartHalo 2 et de Hill Agency. Ces trois campagnes menées au Canada ont franchi leur cible de départ grâce à des stratégies bien distinctes.
Gérer l’abondance: un phénomène quasi étranger au sociofinancement
Il n’existe que très peu d’études sur le phénomène du surfinancement participatif. Pourtant, Kickstarter avait lancé un avertissement, en 2013, concernant les surplus monétaires dont les porteurs de projets doivent impérativement justifier l’utilisation et la mécompréhension du rôle des objectifs supplémentaires.
Ceci expliquant sans doute cela, les données statistiques sur les campagnes surfinancées ne sont pas faciles à obtenir. Le Crowdfunding Center, une firme de recherche qui analyse les données des principales plateformes dans le monde, classe les campagnes selon leur domaine d’activité ainsi que deux statuts bien distincts: financées ou non financées. Cela correspond à la logique de classification des plateformes, qui n’affichent aucune catégorie libellée «projets surfinancés»; ces derniers portent plutôt un libellé comme «populaires» ou «tendance».
Connaître les motivations des contributeurs: on y revient toujours
En creusant, nous avons trouvé deux études portant sur les facteurs les plus courants de dépassement de l’objectif de départ.
Sophie Renault, de l’IAE d’Orléans, École Universitaire de Management, est l’autrice d’une étude qualitative exploratoire portant sur le cas de l’hyperfinancement (soit lorsque la somme recueillie à l’issue d’une campagne est au moins cinq fois plus élevée que le montant initialement communiqué) de la bande dessinée Comme convenu. Elle décortique les stratégies derrière la mise en œuvre des objectifs supplémentaires de cette campagne et avance quelques explications au sujet de l’hyperréussite de la bédéiste française Laureline Duermael.
La seconde étude est l’œuvre de Jascha-Alexander Koch, de l’Université de Francfort. Le chercheur procède à une analyse empirique quantitative de données obtenues de la plateforme Kickstarter concernant environ 41 000 projets. Son but est d’établir les conditions qui propulsent certaines campagnes vers le surfinancement.
Ces facteurs clés de succès figurent dans les deux études: un objectif financier modéré, une période de collecte relativement courte, des récompenses variées, de l’information claire et structurée (vidéo, photos, chiffres, textes, etc.), des communications intensives et interactives, une communauté mobilisée, le soutien promotionnel de la plateforme (comme les mentions «Coups de cœur» de Kickstarter), et, dans le cas de la bande dessinée Comme convenu, des objectifs supplémentaires présentés dès que le premier seuil a été atteint. Le timing semble déterminant, car il «[...] ancre la collecte dans un processus de gamification», précise Renault.
L’étude de Koch dévoile toutefois un important principe sur lequel repose le dénouement des campagnes de financement participatif. Il s’agit des motivations altruistes et égoïstes qui exercent une influence sur le processus décisionnel du contributeur.
Ainsi, un comportement dit égoïste est motivé par la satisfaction personnelle d’acquérir une récompense extraordinaire, peu importe si l’objectif de la campagne est atteint ou dépassé. Le contributeur fait alors un achat. Les campagnes sous forme de prévente d’un produit sont plus susceptibles d’attirer ce type de participant et, donc, de se trouver en situation de surfinancement.
En revanche, l’individu aux motivations altruistes ne souhaite qu’une chose: que sa contribution permette au projet de voir le jour. Il fait alors un don du cœur. Ainsi, si l’objectif d’une initiative d’économie sociale est atteint, il sera plus difficile de poursuivre la collecte au-delà, et ce, même si son porteur justifie de manière convaincante le besoin de fonds supplémentaires.
Pastel Fluo, SmartHalo et Hill Agency: motivations égoïstes > motivations altruistes?
Pastel Fluo: une campagne à deux paliers
Pastel Fluo est l’exception à la règle selon laquelle l’entrepreneur n’affiche sur sa page que le montant dont il a besoin pour mener son projet à terme. Joanie Lacroix, fondatrice de la plateforme Pastel Fluo et de Pastel Fluo Productions, qui produit des documentaires inspirant la transition vers un monde meilleur, a plutôt choisi d’indiquer noir sur blanc ses besoins: 25 000$ pour financer la moitié de sa deuxième saison de documentaires et 50 000$ pour la compléter.
Comme elle ne verse pas de salaire et que la série est produite de manière quasi bénévole, le but ultime de la campagne était de recueillir le plus d’argent possible pour rémunérer les artisans et réduire ses dettes. Elle ne voulait surtout pas perdre la somme amassée au terme de l’exercice puisqu’elle employait le modèle «tout ou rien».
Pourquoi ne pas avoir demandé 50 000$ dès le départ si le but ultime était de financer une saison au complet ? «C’était beaucoup trop, m’a-t-on dit à La Ruche» affirme Mme Lacroix, qui a réduit son objectif de moitié. En effet, selon Renault, un objectif modéré et réalisable est plus susceptible de se solder par un dénouement positif. «L’auditoire, alors confiant de la réussite de la campagne, sera davantage incité à contribuer au projet», précise la chercheuse.
L’entrepreneure et productrice a réussi à toucher le montant communiqué au départ, sans toutefois atteindre le second palier qui lui aurait permis de financer sa saison complète. Fait à noter, elle pouvait compter sur une importante communauté, des récompenses généreuses et des compétences communicationnelles hors du commun (Joanie Lacroix est productrice en publicité et en télévision). Qu’est-ce qui explique ce succès en demi-teinte?
D’abord, parce que les contributeurs avaient peu d’influence sur l’aboutissement du projet. Qu’ils aient été financés ou non par cette campagne, les documentaires de Mme Lacroix allaient voir le jour de toute façon. De fait, dans sa vidéo de présentation, l’entrepreneure nous apprend qu’elle avait presque complété le tournage de la deuxième saison et qu’elle songeait déjà à la troisième. On pouvait alors présumer qu’il y aurait une nouvelle saison d’une manière ou d’une autre, même si cela relevait de l’exploit herculéen. Rappelons qu’il est essentiel d’éveiller auprès du contributeur un sentiment de responsabilité personnelle, voire d’urgence, en lui laissant croire qu’il a le pouvoir de changer la trajectoire d’un projet.
Puis, il y a le comportement altruiste du contributeur qui était suscité par Pastel Fluo. Joanie Lacroix l’a constaté elle-même; pour que les gens soient motivés à participer financièrement à un projet comme le sien, «ça doit les toucher [...] afin qu’ils lui accordent une valeur».
Malgré les impressionnantes contreparties offertes, les donateurs semblaient surtout motivés par la réussite de la campagne; pour eux, il s’agissait avant tout de donner un coup de pouce à l’entrepreneure.
Cependant, les 29 775$ recueillis, dont un prêt de 7 500$ du Fonds 375 idées, ont permis à Mme Lacroix de payer le montage de deux documentaires.
SmartHalo 2: millionnaire sans objectif supplémentaire
Compte tenu de l’hyperfinancement de SmartHalo 2 – un dispositif visant à transformer le vélo en vélo intelligent – sur Kickstarter, la question suivante se pose: un objectif minoré à 75 000$ était-il une tactique pour susciter de l’engouement? «En partie, on peut dire que c’était une tactique. C’était un objectif qu’on était très certains d’atteindre», nous confirme le cofondateur et PDG, Xavier Peich, dont la récente campagne a dépassé les 1,7 million de dollars.
En effet, une heure après avoir lancé la campagne, le premier seuil appartenait déjà au passé. Comme il restait encore un mois à celle-ci, la mise en place d’objectifs supplémentaires aurait été amplement justifiée. Or l’équipe de Peich en a décidé autrement, en prenant soin d’indiquer sur sa page Kickstarter que les stretch goals « [...] ne conviennent simplement pas à SmartHalo ».
L’entreprise avait déjà fait l’expérience des objectifs supplémentaires pour la campagne de SmartHalo 1 en 2015. Elle y avait mis le paquet, mais, selon les propres aveux de Peich, les nouveaux engagements avaient été mal planifiés et n’ont pas pu être livrés. Concluant que la création de nouvelles cibles ajoute une couche de complexité à la gestion du projet, car il faut mesurer l’impact financier des promesses sur le projet et s’assurer de leur faisabilité, l’entrepreneur se montre dubitatif quant aux véritables retombées de la stratégie.
«Je ne pense pas que les objectifs supplémentaires se traduisent par plus de promesses de dons. [...] On n’a pas assez de preuves pour affirmer qu’ils rapportent et justifient les efforts supplémentaires qu’ils commandent », soutient-il, alors que la visibilité offerte par Kickstarter, dont une mention dans son infolettre, s’est traduite par des retombées de plusieurs milliers de dollars.
Voilà une piste intéressante pour la recherche… Dans quelle mesure les objectifs supplémentaires déployés dans le cadre d’une campagne en surfinancement se traduisent-ils par plus de contributions?
Hill Agency: anticiper les principales motivations des contributeurs
Hill Agency est un jeu d’enquête imaginé par deux créatrices autochtones, Meagan Byrne (conceptrice) et Tara Miller (animatrice), dont les personnages sont issus des Premières nations. Développé par leur petite entreprise d’environ six personnes, Achimostawinan Games, le jeu vidéo de style «cybernoir» (un univers futuriste empruntant des codes du film noir) s’est frayé un chemin jusqu’au festival imagineNATIVE Film + Media Arts et parmi les finalistes de l’Ubisoft Indie Series 2019.
La campagne de financement participatif pour Hill Agency avait deux objectifs: financer le polissage du prototype afin d’approcher des éditeurs et prendre le pouls de sa communauté. Une cible de 10 000$ avait été fixée pour cette campagne.
N’ayant malheureusement rien de concret à proposer en contrepartie, l’équipe d’Achimostawinan Games s’est posé la question suivante: [TRADUCTION] «Qu’est-ce qu’on peut bien offrir aux gens pour qu’ils aient le sentiment de nous avoir aidés?»
«De la reconnaissance, bien sûr, en ajoutant les noms des contributeurs aux crédits, poursuit Mme Byrne, mais aussi un accès exclusif à la version alpha, puis à la version finale, pour qu’ils puissent expérimenter l’évolution du jeu. Nous avons tout mis tout ça dans une contrepartie.»
Cette contrepartie, nommée I Want to Make This Game Happen!, répondait ainsi aux principales motivations des contributeurs: acquérir le jeu (comportement égoïste) et soutenir la campagne pour que le jeu devienne réalité (comportement altruiste), en échange d’un don de 25$.
Hill Agency a touché ses 10 000$ après huit jours de campagne. Au départ, Mme Byrne ne souhaitait pas fixer un objectif supplémentaire, mais elle s’est laissé convaincre de tenter l’expérience: 20 000$ pour peaufiner le polissage du prototype et produire un antépisode.
Or la stratégie n’a eu pratiquement aucun effet sur la campagne, sinon de convaincre quelques-uns à débourser un peu plus afin d’atteindre les 25$ exigés.
Dans les faits, la mention «Coup de cœur» de Kickstarter se veut probablement l’un des principaux facteurs de succès de Hill Agency, financé à hauteur de 120%. Cela rejoint justement l’une des conclusions de Koch, qui soutient que [TRADUCTION] «[…] la plateforme peut influencer les résultats d’un projet par ses actions», soit par sa mise de l’avant en page d’accueil ou par l’attribution d’un sceau qui reconnaît sa qualité et son originalité.
Hill Agency a obtenu cette reconnaissance 15 minutes à peine après avoir lancé sa campagne.
D’où l’importance de mettre les efforts au bon endroit
En illustrant les cas de Pastel Fluo, de SmartHalo 2 et de Hill Agency, nous espérons avoir démontré que les campagnes de financement participatif, aussi bien préparées soient-elles, ne sont pas toutes égales lorsqu’il est question de surfinancement. Si certains ingrédients du succès ressortent dans la littérature (récompenses attrayantes, stratégies de communication adéquates, communauté engagée, objectifs supplémentaires lancés au bon moment, etc.), l’anticipation du comportement du contributeur nous indique plus clairement quels sont les projets qui sont susceptibles de franchir le premier palier.
Ces observations nous semblent essentielles pour les artistes et entrepreneurs qui ont déjà en tête une liste d’objectifs supplémentaires, et ce, avant même d’avoir lancé leur campagne. S’ils apparaissent souhaitables dans certains domaines, dont celui de la technologie, car les contributions prennent la forme d’achats (tant qu’il reste des gadgets à vendre !), ces objectifs paraissent peu utiles pour les projets artistiques, culturels ou communautaires, qui font appel à la générosité.
Dans tous les cas, la mise en place d’objectifs supplémentaires ne peut être prise à la légère; elle se prépare en amont, elle nécessite des calculs afin de respecter le budget du projet et, surtout, elle n’assure pas de nouvelles rentrées monétaires. Cela reste, semble-t-il, à prouver.