Gratuit ou payant : quand le succès est en jeu
On le constate depuis plusieurs années : sur les plateformes mobiles, la popularité des jeux gratuits surpasse de loin celle des jeux payants. D’ailleurs, ces derniers ne sont désormais confinés qu’à un créneau limité sur les plateformes iOS et Android, et les succès considérables comme celui qu’a connu le jeu Monument Valley relèvent de l’exception.
À preuve, au troisième trimestre de 2014, 407 des 500 jeux les plus lucratifs de la boutique américaine d’applications Apple étaient gratuits (free-to-play). Ensemble, ces jeux ne constituaient rien de moins que 95 % des revenus totaux de la boutique d’applications. Qui plus est, les dix premières places de ce palmarès sont exclusivement occupées par des jeux gratuits, comme en atteste le tableau ci-contre (courtoisie de App Annie).
Qu’est-ce qui explique un tel phénomène? Y a-t-il de l’espoir pour les jeux payants (pay-to-play ou premium)? Voyons voir d’un peu plus près.
Pourquoi payer?
De nombreux facteurs expliquent la domination des jeux gratuits sur les palmarès de revenus, au détriment des jeux payants.
D’abord, il y a les économies d’échelle considérables engendrées par l’extraordinaire portée des jeux distribués sur les plateformes numériques telles que les téléphones intelligents et les tablettes. Aussi, en ce qui a trait aux jeux gratuits, chaque joueur représente un potentiel de revenu supérieur à celui des utilisateurs de jeux payants, ne serait-ce que par la multiplication de jeux offrant des possibilités de micro-transactions sous forme d’achat de monnaies fictives et d’objets à usage limité. Rien de tout cela n’est possible avec les jeux payants, qui ne permettent l’achat d’aucun contenu additionnel.
Tout cela sans parler des modèles d’affaires et technologies en constante évolution qui ne cessent, du même coup, de faire évoluer le comportement du consommateur. La valeur que l’on attribuait jadis aux produits de divertissement n’est plus du tout la même en cette ère de jeux gratuits par milliers et de clubs vidéo instantanés à domicile à la Netflix. Qui plus est, Internet à haute vitesse et les technologies de partage de fichiers pair-à-pair (P2P), que ce soit de façon légale ou non, font en sorte que la taille des fichiers téléchargés ou diffusés en transit (streaming) n’est désormais plus un facteur à considérer.
Et que dire des consommateurs ordinaires, qui ne sont pas suffisamment érudits en matière de jeux pour véritablement saisir les différences fondamentales entre une expérience ludique gratuite et payante? Pour ces gens, la seule véritable différence, c’est qu’un jeu est gratuit et un autre coûte 1,99 $. De toute façon, qu’un jeu soit ultra-sophistiqué ou un simple divertissement sans substance importe peu, dans la mesure où il ne s’agit que de passer le temps en attendant l’autobus. Le développeur d’un jeu gratuit n’est peut-être pas assuré de générer des revenus avec un tel consommateur, mais le développeur du jeu payant, lui, a définitivement perdu la partie.
Le succès en prime
Il n’est pas dit cependant qu’une stratégie axée sur le jeu payant soit invariablement vouée à l’échec. D’ailleurs, plusieurs facteurs peuvent assurer le succès d’initiatives en ce sens :
- faire vibrer la fibre nostalgique des utilisateurs;
- stimuler les véritables passionnés de jeux;
- ou encore offrir un concept ou un environnement graphique unique qui favorise le bouche-à-oreille.
Certains jeux inspirés de propriétés intellectuelles (IP) classiques et comportant une panoplie de caractéristiques et fonctions qui ciblent les grands adeptes de jeux, ont connu un succès indéniable. C’est le cas notamment de XCOM: Enemy Within, lancé en novembre 2014 au coût de 12,99 $ — un prix somme toute relativement élevé, mais tout de même acceptable pour les gamers ciblés par XCOM qui n’hésiteront pas à débourser 40 $ ou plus pour un jeu sur console.
Même si aucune donnée précise n’est disponible pour mesurer la popularité de ce jeu, on sait que son prédécesseur XCOM: Enemy Unknown, sorti en 2013, s’est classé parmi les dix applications pour iPad les plus lucratives, et ce, malgré les 19,99 $ qu’il fallait débourser pour se le procurer.
En août 2014, un autre jeu payant fort populaire a vu le jour. Five Nights at Freddy’s invite le joueur à assumer le rôle d’un gardien de sécurité travaillant de nuit dans un resto rapide familial. Le joueur doit éviter de tomber aux mains de robots animatroniques qui se terrent un peu partout dans le bâtiment.
L’originalité du concept et du scénario, les moments de frayeur vécus par les joueurs et le bouche-à-oreille favorable qui en a découlé ont contribué au succès indéniable du jeu, à un point tel qu’une suite fut lancée en novembre dernier.
Depuis le 12 septembre 2014, Five Nights at Freddy’s n’a pas chuté plus bas que la 7e place sur la liste des téléchargements les plus populaires sur plateformes iOS. D’ailleurs, le jeu a occupé la première position pendant près de la moitié de cette période. Une performance certes fort impressionnante pour un simple jeu indépendant, d’autant plus que, comme on sait, chaque téléchargement dans ce cas-ci se traduit par une vente.
Par contre, ce succès révèle pourquoi les palmarès continuent d’être dominés par des jeux gratuits et non payants. Malgré la popularité du jeu, le portrait est fort différent lorsqu’il est question de la liste des applications les plus lucratives.
En effet, Five Nights at Freddy’s y occupe actuellement la 104e position aux États-Unis. Depuis sa sortie, après avoir atteint un sommet au 10e rang, il n’a pu faire mieux qu’une fluctuation entre la 50e et la 80e place (voir graphique ci-dessous).
Bon premier au niveau des téléchargements, à peine 50e en termes de revenus générés : voilà certes des données qui font réfléchir…
On constate en effet que le lien entre téléchargements et succès financier n’est pas aussi évident qu’on le croirait en ce qui a trait aux jeux payants. Sans doute est-ce attribuable à la valeur à long terme (lifetime value) plus élevée des amateurs de jeux gratuits, et à l’immense base d’utilisateurs que ces jeux peuvent attirer.
Les meilleurs jeux gratuits, ceux qui parviennent à rejoindre les masses, offrent un potentiel de revenus pratiquement illimité. Autrement dit, on peut voir un jeu gratuit comme étant l’équivalent d’un grand magasin qui regorge de marchandise à vendre, alors que les jeux payants ne sont qu’une petite boutique ne disposant que d’un seul produit.
Comment peut-on évaluer le succès ou l’échec potentiel d’un jeu destiné aux plateformes mobiles, lorsqu’on sait que les boutiques d’applications sont caractérisés par un ensemble de facteurs imprévisibles comme l’incertitude, la concurrence féroce, les tendances du moment et le plus pur hasard? La vérité, c’est qu’un succès monstre comme Flappy Bird est tout simplement impossible à prévoir à l’avance, peu importe les modèles statistiques ou autres calculs scientifiques.
Partie terminée pour les jeux payants?
On ne saurait faire l’eulogie du jeu payant, même si la catégorie est désormais définitivement relayée à un créneau précis qui ne correspond pas nécessairement à tous les modèles d’affaires ou de positionnement. Cette situation n’est pas appelée à changer dans un avenir rapproché, à moins que les développeurs de jeux gratuits en viennent à tenir leur succès pour acquis et qu’ils cessent du même coup d’innover et de faire évoluer leur secteur de l’industrie.
Avant même de plonger dans un nouveau projet de jeu, les développeurs se doivent, au minimum, de bien définir leur mesure du succès escompté, la nature du jeu lui-même, le public cible et le modèle d’affaires le mieux adapté à l’initiative, et ce, qu’il s’agisse d’un jeu gratuit ou payant.