La liberté du JE et la puissance du NOUS

Philippe Lupien et Marie-Hélène Viens font ce que la majorité des artistes n’oseraient jamais faire : écrire et réaliser des films à deux… entre amoureux par-dessus le marché! Après plus d’une décennie à parfaire leur dynamique créatrice, les cinéastes à qui l’on doit les courts métrages Bernard Le Grand, Amen et Nous sommes le Freak Show ont trouvé le point d’équilibre entre la liberté du JE et la puissance du NOUS. Samuel Larochelle est allé à leur rencontre, pour Futur et Médias.

Quelle place occupent vos projets dans votre vie quotidienne?

Philippe: Au départ, il n’y avait aucune limite! On a déjà passé deux ans sans prendre de vacances. On est passionnés et on en mange, mais on s’est rendu compte que ça peut aussi être négatif, parce que notre cerveau ne se débranche jamais. Aujourd’hui, ça prend encore beaucoup de place, mais on fait attention. On s’écoute. Si l’un de nous – c’est souvent moi – est tanné, qu’il a besoin de faire pause et de reprendre le lendemain, on va se respecter.

Marie-Hélène: Quand vient le temps de partager une idée, je suis la plus impulsive des deux. Philippe laisse ses affaires mijoter et ça sort à un moment donné. Tout est plus latent. De mon côté, je suis du genre à sortir de la douche, encore en serviette et un peu mouillée, à courir et à débarquer dans son monde. Lorsque je formule mon idée, je réalise qu’il est déjà en train de faire quelque chose. Je me suis beaucoup améliorée là-dessus.

Crédit photo: Sandra Larochelle

Qu’est-ce qui est venu en premier: la collaboration professionnelle ou la relation amoureuse?

M-H: La relation. On a fêté vingt ans de vie commune cette année, mais on a d’abord été amis au secondaire.

P: On a rapidement partagé un intérêt pour les films. Je savais que je voulais faire ça dans la vie depuis que j’avais huit ans. Je tripais sur le cinéma. Ma famille allait toujours voir des films. D’ailleurs, notre première date a eu lieu au cinéma pour voir le premier film de Lord of the rings à l’automne 2001.

M-H: J’ai pris plein de détours pour savoir ce que je voulais faire dans la vie. Au secondaire, je faisais du théâtre et de l’improvisation, mais je voyais ça comme des loisirs et non comme un métier potentiel. J’ai étudié en philosophie au cégep et commencé le droit à l’université. Rapidement, j’ai compris que j’étais trop sensible pour le domaine. Puisque j’accompagnais déjà Phil dans ses films, j’ai pensé devenir productrice. Après mes études à l’UQAM, j’ai fait un stage chez Item 7 et j’ai compris que je voulais être du bord des créateurs.

Philippe, avais-tu vu son potentiel avant elle?

P: Ça n’a pas été très long avant que je comprenne qu’elle pourrait avoir sa place dans le métier. À l’époque, j’essayais d’écrire un scénario et j’étais bloqué. Chaque fois qu’elle me donnait des rétroactions, ça allait mieux. Un jour, je lui ai dit qu’on pourrait peut-être l’écrire à deux, sans savoir si le fait de travailler ensemble serait une bonne idée. On y est allé à tâtons. Puis, sur le tournage, on s’est retrouvés à coréaliser presque par accident.

M-H: On partage beaucoup de choses, on s’entraide et on a vite compris qu’on pouvait permettre à notre dynamique de prendre plus de place. En plus, c’était sur un court métrage non financé. Personne dans l’équipe n’était payé. Tout le monde essayait de trouver sa place. Ça a permis cette éclosion.

Crédit photo: Sandra Larochelle

Aviez-vous des appréhensions à l’idée de créer à deux?

M-H: Dès qu’on a commencé, on avait le pied sur le frein. On se disait qu’à la minute où ça ne fonctionnerait pas ou que ça prendrait trop de place dans nos vies personnelles, on arrêterait. Cela dit, il faut mentionner qu’on ne fonctionne pas de la même façon. On n’a donc jamais eu l’impression que l’un de nous allait avoir le dessus sur l’autre, mais plutôt que nos visions se complétaient. C’était aussi plus évident dans un contexte de courts métrages qui prennent moins de temps. 

P: On avait plus d’inquiétudes en création de longs métrages. Quand on a débuté l’écriture du premier en 2015, on savait qu’on passerait des mois là-dessus en étant toujours ensemble et on se demandait comment fonctionner. Est-ce qu’on écrit chacun de notre bord ou toujours ensemble? On a fait des essais et erreurs durant les dix-huit premiers mois. C’est en constante évolution. Depuis environ deux ans, Marie-Hélène est officiellement la scénariste. Je m’implique à chaque étape, je lis tout et je lance des idées quand elle en a besoin, mais on ne coécrit plus pour le moment.

Pourquoi cette transition?

M-H: On a fini par questionner la liberté inhérente à la création. Quand on commence une idée, on veut juste tester à quoi ça peut ressembler. Cependant, dans notre situation, on se sentait obligés de tenir l’autre au courant et de lui demander une rétroaction rapidement. C’était généralement trop tôt. En écriture, on a besoin de laisser les choses reposer pour aller plus creux en soi. En 2019, le financement de notre premier long métrage ne s’est pas super bien passé. Après un énième refus, j’ai voulu essayer de le réécrire toute seule.

P: Ça tombait bien puisque j’avais besoin de mettre le projet sur une tablette et de l’oublier pour un temps, parce que je trouvais ça trop difficile d’accumuler les refus. Je n’avais plus d’énergie. J’étais confortable que Marie-Hélène prenne le lead.

Est-ce que vous vous consultez encore?

M-H: Énormément. Phil développe lui aussi des projets en solo. On écrit chacun à notre rythme. Quand je sens que j’ai envie qu’il mette du sien, je lui partage mon projet. On profite de nos forces respectives. Il a regard que je n’ai pas du tout sur les choses.

P: En étant moins présent dans l’écriture, je me sentais beaucoup plus utile. J’avais un recul que je n’avais pas avant, j’étais capable de relever des choses et de lui donner des élans.

Crédit photo: Sandra Larochelle

Quels sont les principaux avantages de la création à deux?

P: La possibilité de partager l’effervescence de l’inspiration et la volonté d’aller plus loin ensemble. C’est tellement envahissant que ça peut durer des jours. Comme nous formons un couple, on ne met jamais les freins là-dessus. En plus, on se connaît super bien, on a le même background et le même univers. Alors, quand une idée se présente, on peut spiner longtemps, de jour comme de nuit, même jusqu’à trois heures du matin. On n’a pas de limite, car on sort ensemble. C’est aussi très agréable d’avoir un interlocuteur rapide.

M-H: C’est similaire à l’euphorie de gang en plein tournage, quand tu tournes quelque chose et que tous les acteurs et les membres de l’équipe technique se regardent parce que quelque chose se passe. On vit ça aussi entre nous. C’est ce à quoi on est accros.

Quand vous défendez une décision auprès des institutions, avez-vous le sentiment d’être plus forts à deux?

M-H: Pour avoir vu des amis le faire seul, on voit les avantages de se préparer à deux pour un pitch, d’avoir quelqu’un avec qui partager le stress, une personne qui peut nous aider à trouver les réponses et qui nous donne du temps pour penser et renchérir.

P: C’est agréable, mais ça peut aussi être à double tranchant. À nos débuts ensemble, ça faisait déjà un petit bout que j’écrivais et que je réalisais. J’avais donc des appréhensions. Je ne lui faisais pas confiance à 100%. Comme je ne l’avais pas vu en pitch ni interagir avec une équipe de tournage, il y avait un stress. On parle beaucoup de l’importance d’avoir confiance en soi, mais avoir une confiance presque aveugle en l’autre, c’est quelque chose qui se construit.

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Crédit photo: Sandra Larochelle

Quand il y a un désaccord créatif entre vous, quel est votre processus pour trouver un terrain d’entente?

P: On se donne le temps de parler durant des heures ou des jours. En écriture, il y a une petite hiérarchie entre nous puisque c’est Marie-Hélène qui écrit. Je vais me battre très fort si je suis convaincu que ce n’est pas une bonne idée, mais si on a discuté et qu’on s’est donné le temps d’exprimer notre désaccord, c’est elle qui tranche au final.

M-H: Quand il me dit qu’un truc ne fonctionne pas dans mon scénario, je vais m’obstiner, il va insister, je vais me fâcher, défendre mon point et aller prendre une marche, mais je vais toujours essayer de voir pourquoi il pense ça. Souvent, il met le doigt sur un doute que j’avais moi-même eu et que j’avais déguisé en espérant que ça ne paraisse pas. Lui, il le voit et il le met dans ma face. Ça ne fait pas mon affaire, mais je sais que son but n’est pas simplement d’être en désaccord, mais de rendre le projet meilleur. Si on n'était pas convaincus que ce que l’autre peut amener au projet est essentiel, on aurait arrêté de travailler ensemble il y a longtemps.


Samuel Larochelle
Originaire d'Abitibi-Témiscamingue et résidant à Montréal, Samuel Larochelle est journaliste indépendant depuis 2012 pour une trentaine de médias, dont La Presse, Les Libraires, Caribou, Elle Québec, Le Devoir, Fugues, Les Débrouillards, L'actualité, Nightlife, Échos Montréal et bien d'autres. Également écrivain, il a publié deux romans pour adultes ("À cause des garçons", "Parce que tout me ramène à toi"), deux projets biographiques (François Gendron, Peter Macleod), une trilogie de romans pour adolescents et adultes jeunes de cœur ("Lilie l'apprentie parfaite", "Lilie l'apprentie amoureuse", "Lilie l'apprentie adulte"), des nouvelles littéraires dans sept projets collectifs ("Treize à table", "Comme chiens et chats", "Sous la ceinture - Unis pour vaincre la culture du viol", "Les nouveaux mystères à l'école", etc.), le récit pour adultes "J’ai échappé mon cœur dans ta bouche" et le récit pour tous "Combattre la nuit une étoile à a fois". Il est producteur et animateur du Cabaret des mots de l'Abitibi-Témiscamingue (six éditions depuis septembre 2019) et du Cabarets Accents Queers à Montréal (deux éditions depuis mai 2021). Depuis l’automne 2021, il produit et anime le balado "Comme un livre ouvert", pour lequel il a reçu une importante bourse du Conseil des arts du Canada. Il travaille présentement à l'écriture d'un nouveau roman pour adultes, d’un album illustré, de deux biographies d’artistes québécois de renom et au développement d'une série télé.
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