L’animation canadienne après (enfin, presque) la pandémie
En 2020 et 2021, j’ai eu l’occasion de discuter de l’état général de l’industrie de l’animation au Canada avec des représentantes et représentants de divers studios, pour une série d’articles parue sur Cartoon Brew. Le son de cloche était alors plutôt positif. On pointait le défi de trouver des artistes de l’animation qualifiés et une légère difficulté à s’ajuster au télétravail (mais sans plus, puisque le télétravail existait dans ce secteur avant 2020). Au-delà de ça, tout se passait rondement. La diffusion en ligne (streaming) offrait plus d’occasions que jamais de créer du contenu original et, contrairement au cinéma impliquant des protagonistes en chair et en os, le monde de l’animation n’a pas eu de mal à s’adapter à la vie pandémique.
À présent, nous voilà dans la seconde moitié de 2022 et le chaos semble régner autour de nous: il y a cette nouvelle épidémie de variole du singe, l’inflation, la guerre, les fossés socio-économiques grandissants, les pénuries de main-d’œuvre… et la pandémie qui ne semble pas s’essouffler. Où en sommes-nous? Le moment semble bien choisi pour prendre des nouvelles de quelques studios d’animation canadiens, histoire de voir comment ils se portent en ces temps étranges.
La recherche de talents qualifiés est plus ardue que jamais
Même avant la pandémie, les studios d’animation canadiens se livraient une lutte féroce pour recruter du personnel, particulièrement des artistes qualifiés et expérimentés. Alors que nous progressons à pas de tortue vers la fin de la pandémie et que la pénurie de main-d’œuvre à travers le pays est sur toutes les lèvres, le monde de l’animation est-il épargné?
«L’une des belles choses à ressortir de la pandémie a été la dissolution des frontières et un plus grand choix», note Craig Young, directeur de la production chez Jam Filled. «Des entreprises américaines qui ne recrutaient qu’à l’interne avant la pandémie ont maintenant ouvert leurs portes virtuelles aux Canadiens faisant du télétravail. C’est la même chose dans nos provinces: nous évitions d’embaucher des gens qui ne pouvaient se déplacer en studio, mais c’est chose du passé. Cela rend la compétition plus forte que jamais, et tout le monde le ressent. Cela a également forcé les studios à traiter leur personnel de façon exceptionnelle.»
«C’est compliqué, spécialement pour pourvoir certains postes en infographie», admet Jennifer Twiner McCarron, présidente et cheffe de la direction d’Atomic Cartoons (qui a des studios à Ottawa et à Vancouver). «Nous tentons d’investir dans l’industrie pour surmonter ces difficultés. Atomic a offert des formations à l’interne, et nous sommes en train de mettre sur pied, à l’échelle de l’industrie, un groupe pour développer plus d’artistes de storyboard. Nous avons aussi créé des bourses destinées aux écoles secondaires locales, afin d’intéresser les étudiantes et étudiants à une carrière en animation. Nous tentons de stimuler l’industrie au sens large, pas seulement notre entreprise, en cultivant de futurs talents.»
«La demande énorme de contenu au cours de la pandémie a bouleversé la chaîne d’approvisionnement», explique Jane Crawford, directrice du studio Nelvana. «C’était incroyablement difficile de former des équipes, encore plus des équipes ayant les bonnes compétences. De plus, les tarifs ont augmenté parce que les artistes savaient qu’ils pouvaient demander davantage, en raison du contexte. On a donc dû recruter à l’extérieur de la province — ce qui nous a fait perdre beaucoup de crédits d’impôt de l’Ontario sur certaines émissions. L’autre défi a été le manque d’équipement et de cartes graphiques (qui a affecté toutes les industries).»
Télétravail ou modèle hybride : viser la flexibilité
Le travail à distance ou hybride était une tendance dans le domaine de l’animation bien avant la pandémie. Mais comment les studios s’adaptent-ils alors que de plus en plus de gens retournent au travail? Bien qu’on en discutait moins dans les médias, il y a toujours eu des enjeux avec le télétravail, notamment l’importance de tracer une ligne claire entre le travail et la maison. Certes, au premier coup d’œil, l’idée de travailler en pyjama et d’éviter les déplacements et le coût de l’essence et du stationnement semble attirante, mais est-ce une bonne chose de permettre au travail de s’immiscer si profondément dans nos vies privées? Est-ce bénéfique de travailler en solo, loin des autres humains?
«Nos équipes sont basées à Londres, Montréal, Toronto, Vancouver, Los Angeles et dans plusieurs villes en Inde. Tout est conçu pour travailler en mode hybride», explique Gavin Graham, directeur général de DNEG Montréal. «Si quelqu’un veut venir au bureau à temps plein, il aura un bureau. S’il veut se présenter occasionnellement, il peut réserver un espace avec notre système en ligne. Si nos employés peuvent s’acquitter de leurs tâches dans le confort de leur propre maison, nous les encourageons à le faire. Nous comprenons que le télétravail peut créer un sentiment de solitude, alors nous organisons des événements le plus souvent possible pour rassembler le personnel, par Zoom ou en personne.»
«Le télétravail est notre nouvelle réalité, ajoute Craig Young. Sauf pour celles et ceux qui préfèrent être au bureau, nous ne prévoyons pas de changer de sitôt. Nous encourageons les nouveaux diplômés ou les personnes qui pourraient avoir du mal à s’adapter à une nouvelle série à se présenter pour recevoir des formations en face à face, mais ce n’est aucunement attendu. Cela dit, de plus en plus de personnes veulent revenir au bureau. Notre communauté est géniale et on s’ennuie de la compagnie des autres. De temps en temps, c’est agréable de rire et de discuter avec quelqu’un, pas seulement avec notre oreiller. »
«L’animation est un collectif, un sport d’équipe, composé d’individus», illustre Guillaume Dubois, vice-président de la production chez Mercury Filmworks. «Cet été, nous avons lancé un modèle hybride visant à réunir le meilleur des deux mondes: la flexibilité de choisir son propre horaire avec des journées à la maison et des journées où l’on est tous au bureau. La synergie et les émotions que l’on ressent lors des journées au studio sont rafraîchissantes, et même celles et ceux qui étaient réticents à travailler au bureau en sont venus à apprécier d’être à nouveau entourés de collègues et de camarades, d’apprendre d’eux et de communiquer en 3 D.»
«Pour l’instant, nous prévoyons être flexibles, ajoute pour sa part Jane Crawford. Nous avons sondé les équipes et la plupart souhaitent rester en télétravail à 100 % pour le moment. Nous avons donc installé des stations “hôtel” pour celles et ceux qui veulent venir au bureau deux ou trois jours par semaine. Mais il est vrai que, même si la plupart des gens sont demeurés aussi productifs à distance, le manque de contact humain porte atteinte à la santé mentale, surtout pour les employés embauchés pendant un confinement, qui viennent de sortir de l’école et qui n’ont pas d’expérience en studio. On s’inquiète aussi du manque de temps en personne pour mentorer et former les membres de l’équipe, sans compter le fait qu’on ne peut plus simplement se lever de son bureau pour aller poser une question à quelqu’un. Je crois que le retour au studio sera plus prolifique en 2023, lorsque les gens se sentiront en sécurité, MAIS je parie qu’un plus grand pourcentage d’employés restera en télétravail par rapport à avant la pandémie.»
La fin des belles années?
Finalement, il y a l’enjeu du travail en tant que tel. Dans les dernières années, grâce aux services de diffusion en ligne, l’animation a atteint un sommet de popularité. La demande pour des productions originales n’a jamais été si forte — du jamais-vu dans l’histoire de l’animation. Les deux années de confinement n’ont certainement pas nui à la cause, mais le vent a peut-être tourné. En 2022, on a constaté un déclin des auditoires dans les services de diffusion en ligne. Ce n’est pas si étonnant, après deux ans de restrictions dues à la pandémie. Les gens ont peut-être envie d’éteindre leurs écrans et de changer leurs habitudes quotidiennes. Même Netflix en souffre: l’an dernier a apporté son lot de difficultés à Netflix Animation (mises à pied, annulations, délaissement des projets menés par des créatrices et créateurs). Même sans considérer la pandémie, rien de tout cela n’est bien surprenant. Le marché est inondé de contenu. Si tout ce qui monte finit par redescendre, assistons-nous au lent déclin de cette «belle époque», ou du moins à un ralentissement majeur?
Tandis que Craig Young assure que Jam Filled est «plus occupé que jamais», et que Jennifer Twiner McCarron pense qu’on se dirige «de la quantité vers la qualité», Jane Crawford croit pour sa part que les adeptes de la diffusion en ligne «sont devenus prudents», depuis les récents revers de Netflix Animation. «À mesure que le boum de contenu se calmera, la chaîne d’approvisionnement s’améliorera par ricochet, ajoute-t-elle. Je ne sais pas ce qui est le plus inquiétant: le manque de travail ou le manque de gens. L’équilibre parfait est très souvent difficile à atteindre.»
«C’est sûr que c’est une grosse adaptation », abonde Frank Falcone, président et directeur exécutif de la création pour la boîte torontoise Guru Animation. «C’est aussi potentiellement une occasion importante pour les créateur·trices et producteur·trices canadien·nes de répondre à la demande maintenant que les services de diffusion américains recommencent à chercher des partenariats et des produits de valeur.»
«Après avoir collectivement couru pour suivre la demande durant la pandémie, le marché reprend son souffle, indique Guillaume Dubois. Des données précieuses ont été recueillies et les apprentissages que l’on fera de cette période incroyablement expérimentale vont de nouveau propulser les activités, fort probablement avec un mélange mieux équilibré de contenu original et de contenu de marque. Dans cette phase plus ciblée de création de contenu, l’enjeu sera plus élevé et nous aurons plus que jamais besoin de solides partenaires de studio.»