Le casse-tête de la production audiovisuelle francophone hors Québec
«La situation de la production hors Québec a toujours été précaire et difficile et la Covid-19 est venue mettre ça en lumière en plus d’ajouter toute une lisière de défis supplémentaires.» - Charles Clément, producteur à Manito Média à Winnipeg
La crise liée à la pandémie du COVID-19 n’est pas encore passée. Bien que les agences gouvernementales aient mis sur pied des financements d’urgence et que le Gouvernement fédéral prête main forte avec des subventions salariales, les producteurs hors Québec continuent à faire face à des défis qui pourraient leur coûter leurs entreprises.
Plus souvent qu’autrement, les projets hors Québec sont tournés dans de multiples provinces ou bien nécessitent le déplacement des protagonistes pour venir sur les lieux de tournage dans une autre ville. «Si tous les tournages se passaient à Winnipeg, on pourrait peut-être s’en sortir. On a trois séries en ce moment. Celle faite au Manitoba, on peut avancer plus facilement que les deux autres où on doit voyager hors province. La pandémie vient arrêter ça», explique Charles Clément.
Manito Média n’est pas seul dans cette situation. Les Productions Rivard (Winnipeg), Wookey Films (Winnipeg), Moi&Dave (Toronto) ont tous eu des tournages qui ont dû être reportés ou annulés à cause de la Covid-19. Et c’est sans parler des différentes règles sanitaires d’une juridiction à l’autre.
«En décembre 2019, on avait décidé que l’année 2020 allait être une année sabbatique pour voir comment on pourrait faire pour s’en sortir. En Colombie-Britannique, on n’a jamais réussi à avoir un volume de production qui faisait que les créateurs pouvaient s’y consacrer à temps plein. Il y a un gros roulement. Les gens ne peuvent pas gagner leur vie en faisant juste ça», raconte la productrice Sylvie Peltier de Red Letter Films, à Vancouver.
Une option qui n’est pas envisageable pour tous. «J’adorerais prendre une année sabbatique, mais on ne peut pas parce qu’on en a pour 3-4 ans juste de travail de comptabilité et d'administration à faire sur les projets antérieurs. C’est un cercle vicieux parce que ça nous prend des projets en cours et futurs pour payer ces gens-là aujourd’hui. La pandémie a rendu ça difficile car on ne peut pas avoir des séries en cours pour payer nos employés», explique Charles Clément.
Compétitivité, financement et diffuseurs
En 2020-2021, 39 projets francophones hors Québec ont été financés par le Fonds des Médias du Canada, représentant un investissement de 16,983,846$. L'Alliance des producteurs francophones du Canada (APFC) compte aujourd’hui 24 boîtes de production parmi ses rangs, qui sont toutes de la francophonie hors Québec. On estime qu’il en existe une dizaine de plus à travers le pays. «Il y a de plus en plus de gens qui veulent raconter des histoires de partout au pays et c’est magnifique ça, mais ça ne veut pas dire qu’on a plus de financement ou de diffuseurs», déplore Charles Clément.
Sylvie Peltier renchérit que les budgets sont aussi en diminution constante. «Mes budgets moyens ont diminué de près de moitié dans les cinq dernières années. Donc pour maintenir mon chiffre d’affaires, il faut que je déclenche le double de projets juste pour être à la même place. Mais je ne peux pas déclencher le double car le FMC est déjà en surdemande.»
David Baeta est co-producteur, avec Simon Madore, pour la boîte Moi&Dave à Toronto. «Je peux comprendre les frustrations des producteurs qui ont vécu les belles années du fonds francophone minoritaire, mais on a réussi à démontrer à l’industrie de la télé québécoise qu’on était capable de faire des productions de qualité hors Québec. Il faudrait que Patrimoine canadien reconnaisse que l’industrie hors Québec est florissante et devrait augmenter cette enveloppe-là pour lui permettre de fleurir davantage. C’est comme un bébé qui grandit, faut continuer à le nourrir adéquatement.»
Pour réussir à survivre dans un univers compétitif, il faut diversifier ses clients. Mais le nombre de diffuseurs francophones demeure limité. Certains producteurs soutiennent aussi que la collaboration avec les producteurs hors Québec n’est envisagée que lorsqu’elle est obligatoire.
La distance physique aux bureaux des diffuseurs est également problématique. «Les bureaux chefs sont tous à Montréal sur René-Lévesque. Oui on vit dans un monde numérique, mais il y a une partie de notre travail qui se fait en personne, avec les pitchs, les rencontres. On n’est pas dans les 5 à 7 à croiser les diffuseurs, à pouvoir lancer une idée comme ça», explique David Baeta. «Les Netflix et tout ça, même pour les grands producteurs québécois, c’est comme une boîte noire. Il n’y a pas une porte où cogner. C’est une question d’avoir les bons contacts et pour nous, pour l’instant, c’est inaccessible. L’offre francophone à Crave a commencé mais encore là, ça prend une relation avec ces diffuseurs-là», poursuit-il.
Main d’œuvre et exigences
L’un des plus grands défis de la production hors Québec est assurément la question de la main-d'œuvre. Pour Simon D’Amours, producteur au Yukon, c’est une question qui revient sans cesse. «Je dois souvent faire venir des gens de l’extérieur pour pouvoir faire mes projets». Mais dans plusieurs provinces, le financement et les crédits d’impôts dépendent de la province de résidence des artisans et on ne peut pas se permettre d’aller les chercher ailleurs.
Jessica L’Heureux est réalisatrice en Alberta. Lors des tournages de la deuxième saison de la websérie Abigaëlle, l’équipe a dû faire preuve de créativité. «Il y avait Ghostbusters qui tournait dans le sud donc il y avait beaucoup de ressources qui se sont rendues sur les grosses productions. Ç’a été dur de trouver des gens qui pouvaient venir sur notre plateau». La production a donc décidé d’offrir du mentorat aux membres de la communauté francophone qui démontraient un intérêt et de la débrouillardise.
«Faire de la réalisation et production indépendante en français en Alberta, il ne s’en faisait pas avant, donc tout était à créer. Comme réalisatrice, ç’a été de monter des équipes avec des gens d’expérience. Nous on essayait d’avoir un plateau francophone le plus possible, mais comme il ne s’en était jamais fait, ça été un grand défi. On a fait des belles découvertes et ça c’est l’fun. Il y a des gens qui parlent français ou l’ont appris mais qui n’ont pas pu le pratiquer. Et quand on les approche, ils sont super contents».
En plus de devoir créer un plateau francophone de toute pièce, la production a aussi dû négocier avec les équipes techniques qui n’avaient jamais contribué à des projets de websérie où les budgets sont bien plus modestes que ceux de projets télé ou de cinéma.
Les exigences des fonds en ce qui concerne la main d’œuvre sont en constante évolution pour refléter les avancées sociales, comme par exemple la question de la parité au sein des équipes. Mais en situation minoritaire, le bassin de créateurs est limité, ce qui mène à des obstacles supplémentaires. «Il n’y a pas beaucoup de réalisateurs en Ontario qui sont francophones. Donc si en plus on coupe la poire en deux pour avoir une femme, il y en a encore moins, et si elles sont sollicitées à cause de la mesure de parité, il y en a encore moins », explique le producteur et réalisateur Simon Madore. Même son de cloche pour Sylvie Peltier. «Je n’ai pas une brochette de réalisateurs et scénaristes disponibles pour faire un choix».
Tous s’entendent pour célébrer ces mesures qui visent à octroyer une place plus importante aux femmes dans l’industrie. Mais une flexibilité serait, selon plusieurs, de mise. «La solution pourrait être d’élargir les points de parité à tous les rôles créatifs clés, pas juste producteur, réalisateur, scénariste, mais aussi directeur photo, monteur, etc. Le bureau de certification a huit autres postes clés, si on s’alignait sur le bureau, ça aiderait beaucoup», affirme David Baeta.
Vient ensuite s’ajouter la question de la diversité. Mais selon les observations de David Baeta, les créateurs ne sont pas encore au rendez-vous, dans un contexte minoritaire. «Dans les écoles de cinéma, les gens de la diversité ne sont pas nécessairement là. Peut-être aussi parce qu’il y a un problème de représentations à l’écran. On doit commencer quelque part, mais s’il n’y a pas de gens qui peuvent faire le travail qui sont issus de la diversité, comment faire pour remplir les cibles ?»
Cotes d’écoute et demandes des diffuseurs
Les diffuseurs font face à des défis de taille lorsqu’il s’agit d’attirer les téléspectateurs: la marée de contenus qui continue de se déverser sur toutes les plateformes numériques rend la compétition féroce. L’une des conséquences est la quête de notoriété instantanée. C’est pourquoi les productions francophones hors Québec se font demander d’inclure, plus souvent qu’autrement, des vedettes québécoises au sein de leurs projets. «Il est souvent difficile d'attirer un grand public québécois pour regarder du contenu qui porte exclusivement sur les communautés hors Québec. C’est le plus grand enjeu.», explique le co-producteur Jérémie Wookey de Wookey Films.
Janelle Wookey, co-productrice, renchérit: «Pour nous, c’est comme deux mondes différents. Comme francophone hors Québec, on nous demande de produire des contenus francophones canadiens. Mais 90% des francophones sont Québécois. On parle la même langue, mais en même temps on parle deux langues différentes, dans deux cultures différentes».
Alors, comment faire alors pour raconter des histoires locales tout en incluant des artisans du Québec? Selon Charles Clément, qui a co-produit la série Edgar avec Zone3 à Montréal, c’est un travail de longue haleine. «La notoriété de la série a été élevée grâce aux vedettes québécoises, ce qui a ensuite donné la chance à des dizaines de comédiens d’ici au Manitoba de pouvoir jouer dans une série produite dans notre coin du pays. L’objectif pour tout le monde, ce serait de créer notre propre star système. Mais ça ne vient pas du jour au lendemain».