Le contenu canadien vu par la science de l’observation
Les ethnographes peuvent-ils contribuer à définir l’identité nationale dans le contexte télévisuel et cinématographique?
L’examen politique, législatif et réglementaire imminent du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) entraînera une remise en question de la définition actuelle du contenu canadien. Qu’en pensent les acteur·trices de l’industrie?
Il s’agit d’une vaste question, sur laquelle s’est penchée une équipe formée de divers scientifiques, dont des ethnographes. Après plus de 40 entrevues, Méralie Murray-Hall et Amélie Ward commencent à cerner les contours d’un portrait complexe du contenu canadien.
Les anthropologues sont ethnographes urbains chez HUMAIN HUMAIN. Cet organisme de consultation, qui fait partie d’un groupe de recherche dirigé par La Société des demains et dont le Fonds des médias du Canada (FMC) a retenu les services, est chargé de la première de quatre étapes du processus d’étude de l’industrie des écrans.
L’objectif est de développer une compréhension holistique des divers points de vue sur la définition de «contenu canadien».
«L’ethnographie est d’abord et avant tout une approche globale qui implique l’immersion de chercheuses et chercheurs dans un groupe social et culturel dans le but d’observer les comportements et les interactions», explique Méralie Murray-Hall en entrevue aux côtés de sa collègue Amélie Ward.
Pour chaque mandat, une équipe de spécialistes en collecte de données qualitatives — anthropologues, sociologues, géographes, spécialistes en recherche et même historien·ennes — produisent un rapport sur une culture, une société ou une communauté donnée après avoir observé de près leurs comportements et interactions.
En se plongeant dans l’industrie des écrans au moyen d’enquêtes numériques, d’entretiens approfondis, d’appels Zoom et téléphoniques, de réunions, d’événements et d’autres espaces «formels et informels», le duo d’anthropologues vise à «tirer des conclusions sur le fonctionnement de l’écosystème et des individus, sur leurs relations, sur les incongruités ou les forces du système observé».
Leur mission est de comprendre les visions variées et divergentes des participant·antes sur ce qu’est le contenu canadien et de mettre en lumière les barrières et obstacles qui freinent la participation à l’industrie qui le crée.
Typologies du contenu canadien
Ouvert à tout ce qui se présente, HUMAIN HUMAIN rassemble les observations directes et numériques des participant·antes au moyen d’entrevues et d’un sondage soumis à l’industrie. Éventuellement, ces données permettront de dégager des mécanismes, des motifs récurrents et des discours. L’équipe sera alors en mesure d’établir des typologies (classifications fondées sur des caractéristiques directement observables).
À la fois outil et résultat d’une recherche approfondie, les typologies aident à caractériser les groupes, les dynamiques et les écosystèmes. Elles attirent également l’attention sur les angles morts, les lacunes et les choses qui, pour une raison ou une autre, ne se produisent pas.
«Nous nous demandons comment et pourquoi les gens agissent, pensent ou réagissent et ce qu’ils et elles ressentent face à différents aspects du contenu canadien», tant sur les plans juridique et culturel qu’économique, expose Mme Murray-Hall.
«Nous visitons toutes ces dimensions, explorons les identités, les pratiques, les représentations, les visions du monde, dans le but d’essayer de saisir tous les récits cachés et formels qui surgissent dans ces différents groupes d’intérêt.»
Leur approche ethnographique immersive implique de la recherche qualitative — et beaucoup de temps. À l’aide de méthodes «inductives, exploratoires et, idéalement, menées sur une longue période», l’enquête empirique vise à offrir une compréhension profonde d’un phénomène social et des raisons derrière son existence.
Dans ce cas-ci, l’objectif est d’offrir à l’industrie une variété de façons de penser à l’enjeu fondamental du « contenu canadien » et de réfléchir à un spectre d’idées et de points de vue sur le sujet.
La pratique d’une «écoute profonde et non conventionnelle» et «la capacité à recevoir des vérités inconfortables» constituent ce qui compte pour les ethnographes, indique Mme Ward (qui, en plus d’être candidate au doctorat, est également cinéaste).
La principale leçon de l’ethnographie est qu’il n’existe pas de regard objectif sur un sujet donné, quel qu’il soit, poursuit-elle, et «c’est assurément une chose que l’on apprend sur le contenu canadien : qui nous sommes détermine notre façon d’y penser.»
«Comment se situent les participant·antes par rapport au sujet? Quelle est leur mission personnelle et professionnelle? Nous essayons d’aller aussi loin que possible dans le processus pour apprendre à les connaître, et pour saisir leur vision du contenu canadien et pourquoi il leur importe tant que les Canadien·ennes racontent leurs propres histoires.»
Premières observations
Bien que le processus des ethnographes n’est qu’à mi-parcours, certains portraits commencent à émerger.
L’un des groupes d’intérêt ressent le besoin de transmettre un savoir traditionnel pour contribuer au maintien de la sécurité et de la souveraineté culturelles. D’autres veulent soutenir une économie culturelle bien établie.
«Ces deux grands pôles ne semblent pas vraiment se comprendre», observe Mme Murray-Hall, en soulignant que les travailleur·euses de l’industrie semblent chercher un équilibre pour faire preuve de souplesse pour l’innovation et la diversité tout en veillant à ce que la création de contenu canadien contribue à l’économie.
«Il y a plus de complexités que nous le pensions, mais c’est toujours comme ça en ethnographie», affirme Mme Ward. Néanmoins, les deux chercheuses entrevoient déjà la possibilité de créer des alliances entre les typologies.
«Si nous pouvons créer une compréhension entre les groupes, nous pourrions nous rejoindre sur la manière de considérer le contenu canadien en tant que force culturelle, industrielle et économique.»
Les prochaines étapes pour #DéfinirNotreContenu
À l’aide du sondage et d’entretiens ethnographiques en profondeur, l’équipe de recherche pourra passer à la prochaine étape, qui consistera à assembler les pièces du casse-tête pour brosser un portrait du contenu canadien. «Même si nous n’en sommes qu’à mi-chemin, il est déjà en train d’émerger», assure Amélie Ward.
Les observations tirées de ces résultats serviront à leur tour à informer plus largement l’initiative #DéfinirNotreContenu, qui comprend des ateliers pour l’industrie à venir ce printemps. Ces ateliers feront appel à des méthodes de prospective pour projeter les opinions et les préférences actuelles en visions de l’avenir.
En amont de cette étape, les anthropologues «définiront les barrières et obstacles, mais aussi les pratiques et solutions innovantes qui découlent des besoins du secteur et qui y sont profondément liées», explique Mme Ward.
Le travail ethnographique consiste à recadrer et à remanier les problèmes pour trouver des recommandations à partir de l’expérience et des témoignages des gens.
Cultiver l’empathie entre les groupes fait également partie du processus d’HUMAIN HUMAIN.
«Une partie de notre travail consiste à accompagner nos clients pour les aider à appréhender des perspectives qui doivent être comprises d’une nouvelle manière», indique Mme Murray-Hall. «Nous ne sommes pas que des chercheuses, nous aidons aussi les gens à métaboliser de nouvelles informations.»
Comme l’a un jour déclaré la célèbre anthropologue Ruth Benedict, l’objectif de l’anthropologie est de «faire du monde un endroit sûr où peuvent exister les différences humaines».