Le droit d’auteur et le contenu diffusé sur les plateformes de partage de vidéo: où en est le Canada?
Cet article a été rédigé conjointement par Vincent Bergeron et Jean-François Normand du cabinet ROBIC.
Comme partout sur la planète, on dénote un intérêt marqué en Europe depuis les dernières années pour tout ce qui concerne le numérique. Plusieurs nouvelles lois ont été adoptées en Europe pour mieux encadrer cette nouvelle réalité du numérique, dont notamment le Règlement général sur la protection des données et la Directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique. L’Observatoire européen de l’audiovisuel a d’ailleurs publié en mai 2018 un rapport détaillé intitulé Le cadre juridique relatif aux plateformes de partage de vidéo. Qu’en est-il de la situation au Canada?
En mai dernier, la CEO de YouTube, Susan Wojcicki, annonçait dans une entrevue quelques statistiques plutôt frappantes: le populaire service de partage de vidéo reçoit 1,8 milliard de visiteurs chaque mois et ceux-ci consomment 150 millions d’heures de contenu chaque jour. Ce flux de visiteurs est entretenu notamment grâce à l’imposante quantité de contenu partagé continuellement, soit 563 heures de contenu téléversé par minute. Selon le 2018 Music Consumer Insight Report développé par l’International Federation of the Phonographic Industry (IFPI), les vidéos musicales (qu’elles soient sous forme de vidéoclip officiel ou non) partagées sur les plateformes comme YouTube comptent pour 52% de toute la musique écoutée en streaming dans le monde. Ce qui ne laisse que très peu de part de marché aux services de diffusion en continu payants (28%), et par conséquent, peu de redevances aux détenteurs de droits d’auteur.
C’est dans ce contexte où les vidéos partagés prennent une place grandissante dans le monde du divertissement que l’Observatoire européen de l’audiovisuel a publié en mai 2018 un rapport intitulé Le cadre juridique relatif aux plateformes de partage de vidéo, lequel fait une revue exhaustive de la situation tant juridique que factuelle entourant le partage de contenu vidéo sur les plateformes en ligne. Malheureusement pour nous, le rapport aborde la question seulement sous un angle juridique européen. C’est pourquoi nous nous sommes questionnés sur l’état de la situation au Canada en matière de droit d’auteur et de plateforme de partage de vidéos, quoique d’une manière plus ciblée (le rapport européen faisant 162 pages), notamment sous l’angle de certaines nouvelles exceptions introduites il y a quelques années.
La Loi sur le droit d'auteur: l'exception YouTube qui devra être appelée à évoluer?
Plusieurs s’en rappellent, mais en juin 2012, le Parlement canadien a adopté le projet de loi C-11 (Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur), lequel a introduit une nouvelle exception pour le contenu non commercial généré par l’utilisateur (souvent mieux connu sous le vocable anglophone « non-commercial user generated content »). Pour résumer cette « nouvelle » exception, si une personne crée une nouvelle œuvre intégrant du contenu d’une préexistante œuvre protégée (par exemple la vidéo de votre mariage ayant comme trame musicale le dernier hit de l’été), et que i) la nouvelle œuvre n’est pas utilisée à des fins commerciales, ii) les sources de l’œuvre empruntée sont mentionnées, iii) l’œuvre empruntée n’est pas elle-même une contrefaçon et iv) la nouvelle œuvre n’a pas d’effet négatif important sur le marché de l’œuvre originale, alors la reproduction et la diffusion de l’œuvre empruntée dans ce contexte ne seront pas considérées comme une violation du droit d’auteur (art. 29.21 Loi sur le droit d’auteur). C’est ce qui est communément appelé « l’exception YouTube ».
Au moment d’écrire ces lignes, nous n’avons pas identifié de cas où cette exception aurait été invoquée devant les tribunaux – À l’exception de Vancouver Aquarium Marine Science Centre c. Charbonneau, mais il s’agissait d’un débat sur une injonction interlocutoire, la question de l’application de l’art. 29.21 de la loi n’a pas été traitée – ni de recensement statistique sur le respect, ou le non-respect, par les utilisateurs, des critères mentionnés à l’article 29.21 de la Loi. Il faut cependant mentionner qu’il nous apparaît particulièrement fastidieux, voire impossible, en l’absence de données fournies par la plateforme elle-même à cet égard, d’identifier les créateurs de contenu canadiens soumis à la Loi sur le droit d’auteur dans la masse des utilisateurs de plateformes de partage de vidéo comme YouTube ou Facebook, qui sont généralement hébergées et opérées aux États-Unis. À cet égard, le professeur Michael Geist mentionnait il y a quelque temps que YouTube avait mis en sourdine la trame musicale d’arrière-plan présente dans une vidéo commémorative publiée par un de ses proches, puisqu’elle violait prétendument le droit d’auteur. Or, il s’agissait là exactement d’un cas prévu par l’exception sur le contenu non commercial généré par l’utilisateur (dans la mesure où la référence à l’œuvre musicale originale était présente).
Évidemment, les changements législatifs apportés en 2012 à la Loi sur le droit d’auteur commencent déjà à avoir un certain âge lorsque l’on considère que l’industrie du divertissement en ligne évolue (très) rapidement. Une révision quinquennale de la Loi devait d’ailleurs avoir lieu en 2017, or il semblerait que les travaux n’aboutiront pas avant 2020, soit après les prochaines élections fédérales. Il sera intéressant de voir quelle tangente prendra le Canada: suivra-t-il l’exemple de l’Europe avec le projet de Directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, lequel ajoute plus de responsabilités sur les épaules des services de partage, notamment quant à la gestion du contenu violant le droit d’auteur?
Des négociations pour limiter la responsabilité des grands joueurs
Il est toutefois intéressant de noter qu’en matière d’imputabilité des plateformes en ligne, le Canada a accepté d’introduire dans l’Accord États-Unis Mexique Canada (AEUMC) des dispositions exonératoires (Safe Harbor provisions) pour les services informatiques interactifs (ce qui inclut les plateformes de partage de vidéo) quant au contenu déposé par des utilisateurs sur leurs plateformes, mais uniquement en ce qui a trait à des violations non liées à la propriété intellectuelle. Selon le compte rendu officiel du gouvernement du Canada, l’objectif est que « les services informatiques interactifs ne soient pas tenus indûment responsables de préjudices dans des litiges civils pour le contenu publié sur leurs plateformes ». Cependant, certains auteurs mentionnaient que de telles dispositions existent de façon similaire aux États-Unis (article 230 du Communications Decency Act) et sont utilisées par certaines plateformes pour détourner la loi et héberger du contenu illégal. Au moment d’écrire ces lignes, le texte final de l’accord n’est pas encore disponible, lequel sera certainement éclairant sur la portée de ces immunités; le diable étant dans les détails.
Il ne fait aucun doute, le cadre juridique canadien en matière de droit d’auteur relatif au contenu vidéo en ligne est présentement en pleine évolution: la négociation de l’AEUMC, la révision de la Loi sur le droit d’auteur et même certaines décisions importantes qui se font attendre en matière de droit d’auteur, notamment sur l’interprétation du droit de mise à la disposition (Making available right*) . Il sera intéressant de voir comment le paysage juridique canadien se dessinera, tant pour les plateformes, les détenteurs de droit d’auteur que pour les utilisateurs. D’ici là, n’hésitez pas à partager notre article sur votre plateforme préférée!
*Scope of Section 2.4(1.1) of the Copyright Act – Making Available, Commission du droit d’auteur du Canada, CB-CDA 2017-085 (25 Août, 2017), en appel à la Cour fédérale d’appel. Le droit de mise à la disposition se définit comme le droit exclusif du titulaire du droit d’auteur qui est déclenché lorsqu’une personne rend une œuvre accessible au public, de manière à ce que le public puisse y accéder depuis un lieu et à l’heure de son choix, que l’œuvre ait été réellement accédée ou non.