Le play-to-earn, nouveau modèle de l’industrie du jeu vidéo
Depuis le début des années 70, l’industrie des jeux vidéo a connu de nombreuses mutations, évoluant de pair avec les technologies et les habitudes de consommation. Des jeux d’arcade présents dans les espaces publics aux jeux sur mobile, en passant par les consoles individuelles, faisons un point sur les différents modèles économiques qui ont jalonné ces 50 dernières années.
PAY TO PLAY
Je pense que c’était lors des fêtes de fin d’année de l’année 1984. Mes frères et moi avions reçu pour Noël une console Atari 2600 et notre voisin un ordinateur Amstrad CPC 464 avec des jeux sur cassettes. Ce dernier était en effet doté d’un lecteur de cassettes, pour charger des jeux. Cela ne nous prit guère longtemps pour réaliser que nous pouvions copier les jeux officiels à l’aide d’une sono à deux lecteurs cassette. Lecture pour l’un. Enregistrement pour l’autre. On copiait donc du code informatique d’une cassette authentique à une cassette vierge. Nous n’étions que des enfants, et pourtant déjà des consommateurs. Il fallait payer pour jouer. Ou se débrouiller autrement. Telle était la nature du tout nouveau domaine des jeux vidéo. Dans les cours d’école, Nintendo cartonnait avec ses jeux portables (Donkey Kong en tête). Quelques années plus tard, c’est la console Game Boy et ses cartouches qui connaîtront un succès phénoménal dans le monde entier. Atari, Commodore, Nintendo, et Amstrad étaient les grands noms de l'époque. Suivraient bientôt Sony avec sa PlayStation (1994), puis Microsoft avec sa Xbox (2011). Nintendo, Sony et Microsoft finirent par s’imposer sur le marché et vendirent 1,5 milliards de consoles à eux 3 entre 1983 et 2021.
FREE TO PLAY (ET FREEMIUM)
La multiplication des téléphones cellulaires vit arriver une nouvelle ère: le jeu sur mobile. En 1997, le jeu “Snake” était embarqué -donc gratuit- sur les appareils Nokia, qui fut le leader incontesté du téléphone cellulaire pendant 14 ans, jusqu’à l’arrivée de l’IPhone en 2007. Apple bouleversait alors l’ordre établi, à la fois dans les télécommunications mais aussi dans le jeu vidéo. En vendant plus de 100 millions d’IPhones au cours des 5 premières années, Apple avait également mis une véritable console de jeux entre les mains des consommateurs et consommatrices. Bien sûr, l’IPhone n’était pas gratuit, mais largement subventionné par les opérateurs de télécommunication. À partir de 2007, d’innombrables jeux devinrent téléchargeables gratuitement dans la boutique Apple. Le modèle gratuit (“free to play”) venait de faire son apparition. Sa cohabitation avec le modèle payant (“premium”) des consoles, ordinateurs et mobiles, donna bientôt naissance au modèle “freemium”.
Aidés par une déferlante de technologie, par l’arrivée sur le marché de nouveaux téléphones intelligents, et par l’avènement des réseaux sociaux, les développeurs de jeux vidéo réussirent à mettre en place des micro-transactions au sein d’un jeu gratuit au départ, mécanisme qui avait été jusque là impensable sur les jeux PC ou de consoles. Les joueurs et joueuses pouvaient désormais acheter des accessoires, costumes, armes, personnages, et points supplémentaires pour un coût minime, en un clic ou presque.
En 2013, la planète entière jouait à Candy Crush, jeu gratuit qui rapporta pourtant plus de 7 milliards de dollars en huit ans à la société King, rachetée par Activision Blizzard en 2016, actuellement elle-même en cours d’acquisition par… Microsoft, pour un montant de 68.7 milliards de dollars ! L’enjeu? 800 millions de dollars de profits annuels pour Candy Crush, 300 millions de joueuses et joueurs par mois, et autant de consommatrices et consommateurs potentiels. Car c’est bien la constante de cet univers: l’utilisateur paye. En 2021, 85% des revenus de l’industrie du jeu vidéo proviennent des jeux dits gratuits, et 8 d’entre eux ont chacun généré plus d’un milliard de dollars de revenus sur l’année… Grâce aux téléphones cellulaires, on compte aujourd’hui trois milliards d’adeptes à travers le monde.
PLAY TO EARN
Et une nouvelle révolution est en train de s’opérer: celle de la blockchain. Deux mots pour la caractériser: décentralisation et désintermédiation. Elle permet la finance décentralisée et nous fait entrer dans le web 3, dont la caractéristique principale est la notion de propriété pour l’utilisateur. Le web 1 était “read only”, le web 2 “read and write”, le web 3 sera “read, write and own”. Les jetons non-fongibles (NFT) par exemple vous permettent pour la première fois de l’histoire de posséder des biens numériques. Dans le web 3, vous pouvez aussi participer à la gouvernance d’un projet, ou encore acquérir une infime partie de certains biens physiques, en vue d’un retour sur investissement régulier. Enfin, les cryptos vous permettent de posséder des monnaies qui ne sont pas émises par les gouvernements et les banques centrales.
Parce qu’elle est décentralisée, certains estiment que la technologie de la blockchain pourrait nous permettre de nous affranchir des banques, des grandes entreprises collectionneuses de données (le groupe Meta en tête), mais aussi des labels de musique, des studios de jeux vidéo, des productions hollywoodiennes, des services de streaming audio et vidéo. Les plus enthousiastes y voient déjà une réduction des dépenses (banques, assurances pour ne citer qu’elles) ainsi qu’une meilleure redistribution des profits.
Au cours de l’été 2021, le jeu play-to-earn “Axie Infinity” a fait parler de lui en devenant une source de revenus pour un grand nombre de joueuses et joueurs basés aux Philippines. Il s’agit d’un jeu assez simple basé sur de l’élevage de petits “monstres” (appelés “Axies”) que l’on doit faire progresser comme on pouvait le faire avec les Pokémon et qui doivent gagner des combats. Tous les attributs du jeu sont des NFTs : les créatures, leurs attributs additionnels et les terrains. Plus vous jouez et gagnez, plus vos Axies prennent de la valeur.
Deux crypto-monnaies coexistent dans ce jeu et notamment le jeton SLP, avec lequel les joueurs sont récompensés. Jusque là rien de bien révolutionnaire au niveau de la mécanique. Sauf que ces biens virtuels ne sont pas totalement virtuels. Vous pouvez convertir vos SLP ou AXS (la deuxième crypto-monnaie du jeu) en dollars. Le cours de l’AXS a augmenté de plus de 15,000% au cours de l’année 2021. Vous avez bien lu. Vous pouvez revendre vos NFTs sur des places de marché, et un des terrains s’est revendu pour la coquette somme de 2.33 millions de dollars.
Vous pouvez aussi épargner le montant de crypto-monnaies dont vous disposez et que vous n’utilisez pas dans le jeu et récolter un pourcentage de retour. On parle alors de “GameFi”, où l’on mélange jeu… Et finance.
Vous vous demandez sûrement comment cela est possible de commercialiser un bien virtuel. Le procédé n’est pas nouveau, les joueurs et joueuses en achètent depuis longtemps. Mais jusqu'à maintenant, rien ne pouvait prouver que ces biens leur appartenaient. Le web 3 change la donne et délivre de véritables certificats de propriété. Ils vont de pair avec l’achat, la bonification, la revente et la spéculation.
Ils présentent les mêmes risques de dépréciation, de perte totale et même de destruction ou de vol. Ils sont également adossés à des crypto-monnaies souvent très volatiles. Certaines voix s’élèvent d’ailleurs, critiquant un modèle dans lequel il faut d’abord souvent payer (parfois assez cher) avant de pouvoir espérer recevoir des gains, et où la notion même de loisir et de plaisir de jouer pourraient devenir secondaires, au profit d’une seule utilité financière. D’autres s’interrogent sur la fiabilité et durabilité du modèle play-to-earn. Ce qui est certain c’est qu’il sera amené à évoluer, s’ajuster, voire se réinventer dans les années à venir, car nous n’en sommes qu’au tout début du web 3.
Et pourtant, quatre milliards de dollars ont été investis dans les jeux blockchain au cours de l’année 2021. Si le domaine vous intrigue, vous pouvez guetter la sortie de Penguin Karts et X-Rush, jouer à Splinterlands ou Axie Infinity: Origin (la version grand public de Axie Infinity). Un pas de plus et vous êtes dans les métavers, terme qui pourrait bien s’imposer comme terme-ombrelle de toutes ces expériences. Parcourez quand même Decentraland et The Sandbox, deux métavers dans lesquels vous côtoierez Snoop Dogg, Adidas, Gucci, les Schtroumpfs et même… Atari, qui tente un retour gagnant dans les jeux blockchain. Qui sait ? Peut-être qu’un soir de Noël, mes enfants recevront un NFT ou des jetons d’une crypto-monnaie… Rien ne change. Mais tout change.