Les Netflix de l’audio
Jadis un terreau d’expérimentation, la baladodiffusion se professionnalise et jouit de nouveaux modèles de distribution et de monétisation. En 2019, des investissements hors du commun ont fait les manchettes, et on a pu assister à une prolifération de nouvelles plateformes de diffusion. Comment les créateurs peuvent-ils profiter de cet essor? Petit tour d’horizon.
Les modèles traditionnels
Depuis ses débuts, l’économie de la baladodiffusion est une économie de l’attention. Après tout, selon un rapport de Edison Research, ce sont 81% des Canadiens qui, lorsqu’ils téléchargent des balados, les écoutent en totalité ou en grande majorité.
Par opportunité mais aussi par nécessité, les créateurs ont rapidement misé sur les formes de monétisation qui mettent à contribution leur communauté, en organisant par exemple des enregistrements publics ou différents événements, ou en mettant sur rails des campagnes de sociofinancement (lire l’article de Claudia Beaumont à ce sujet).
Parallèlement, et aux États-Unis surtout, le marché publicitaire s’est emballé et a permis à différents créateurs de monétiser cette nouvelle économie de l’attention.
Dans ce domaine, 2019 aura été une année charnière. Aux États-Unis, les revenus générés par la publicité audio a bondi de 53%, alors que les Américains sont 7% plus nombreux à écouter des balados comparativement aux chiffres de 2018. Ce marché est en pleine croissance, et certains prédisent même que la publicité audio devrait atteindre le milliard de revenus en 2020.
Au Canada, si les auditoires sont également en croissance, les créateurs indépendants qui monétisent leur contenu par la publicité restent rares. D’une part, les audiences sont plus modestes de ce côté-ci de la frontière. D’autre part, les plateformes et technologies en place privilégient les contenus anglophones, alors que les contenus francophones tardent à se doter de leurs propres outils de découvrabilité et de monétisation.
Ainsi, les créateurs canadiens préféreront souvent ouvrir leur offre de service au contenu de marque et au contenu commandité.
L’arrivée des plateformes par abonnement
Surtout, c’est en 2019 que d’importants mouvements dans l’industrie ont eu lieu, laissant croire à de nouvelles opportunités de revenus pour les créateurs.
Les esprits ont été marqués par un événement en particulier, celui de l’acquisition de Gimlet par Spotify en février 2019. Cette transaction a permis à Spotify de devenir la première plateforme audio par abonnement qui offre des contenus balados de qualité, en plus de greffer à ses activités l’une des équipes de production parmi les plus connues et les plus respectées dans le monde.
Véritable onde de choc dans l’industrie, cette transaction a injecté une dose de confiance dans cette économie, notamment auprès des acteurs qui l’ont longtemps boudé, soient les investisseurs et les publicitaires. Depuis, Spotify a joué rapidement ses cartes afin d’intégrer le plus rapidement possible la baladodiffusion à son offre. Elle serait devenue la plateforme audio la plus utilisée en Europe, devant Apple Podcasts, avant de faire, en 2020, une seconde acquisition d’importance en déboursant 250 millions $ US pour The Ringer.
Jusqu’ici, les plateformes par abonnement étaient plutôt rares car difficiles à rentabiliser. On pense à Boxsons en France, lancé par Pascale Clark, et qui a cessé ses activités en 2018, un an et demi après son lancement. Par ailleurs, rappelons que des réseaux comme Radiotopia aux États-Unis fonctionnent plutôt autour d’une régie publicitaire, ou des collectifs comme BaladoQuébec au Canada misent sur le sociofinancement.
Depuis, le modèle de la plateforme par abonnement est devenu une réalité, et plusieurs sont les joueurs qui ont lancé leur offre pour profiter de l’explosion de la baladodiffusion et revendiquer le titre de Netflix de l’audio.
Le clash des plateformes hybrides
La «Netflix-isation» de l’audio ne se fait pas sans heurts pour les créateurs.
Traditionnellement, comme la baladodiffusion est un modèle ouvert et distribué gratuitement, plusieurs plateformes agrègent les propriétés intellectuelles de tiers afin de constituer un catalogue varié et d’attirer les usagers. La nouveauté, c’est que ces plateformes ne font pas que distribuer les contenus: ils s’en servent comme produit d’appel pour monétiser leur abonnement «premium».
Ainsi, on a vu naître des services comme Luminary, lancé en avril dernier aux États-Unis. Doté d’un budget en capital de risque inédit de 100 millions de dollars américains, il a tôt fait l’objet d’une controverse, où les créateurs se sont sentis exploités. Un tweet publié par la plateforme un mois avant le lancement avait notamment mis le feu aux poudres, sous-entendant qu’avec Luminary, «les balados n’avaient plus besoin d’avoir recours à la publicité».
Aujourd’hui, il est difficile de savoir à quel point la plate-forme de podcasts payants se porte bien. La plateforme a remplacé depuis son P.-D.G. et a levé de nouveaux fonds d’investissement.
En France, où le marché du balado progresse de 25% par an, Mathieu Gallet, l’ancien président de Radio France, a lancé cet été Majelan avec un budget plus modeste, soit de 5 millions d’euros. Avec un modèle d’affaires similaire à celui de Luminary, Majelan a fait l’objet de plaintes des créateurs et a même disparu un moment de la boutique d’application de Google. Un manifeste est né dans la foulée pour défendre la propriété intellectuelle des créateurs de balados français malgré que le format soit, encore et toujours, un format ouvert.
Au Canada, notons que le diffuseur public a récemment revampé son offre en lançant des applications qui centralisent son offre audio. CBC Listen et Ohdio auraient pu se doter d’une offre «premium» sur abonnement, mais se positionnent plutôt comme des destinations gratuites d’écoutes et de découvrabilité pour les productions maison ou celles de partenaires.
Quelles nouveautés pour les créateurs?
L’arrivée de ces nouveaux investissements dans l’industrie de l’audio débalance l’économie en place. D’une part, ces plateformes permettent aux créateurs les plus en vue de générer de nouveaux revenus, lesquels s’ajoutent à la publicité, à l’événementiel, à la prestation de services et au sociofinancement.
En contrepartie, ces plateformes intègrent parfois à leur catalogue des productions de créateurs plus modestes, et ce, sans rémunération. Si cette pratique accroît leurs écoutes, elle ouvre également une brèche légale dans la propriété intellectuelle de ces contenus.
C’est là où le modèle Netflix s’applique de manière particulière à l’industrie de l’audio, une industrie construite sur des contenus distribués gratuitement. Aujourd’hui, certains décrivent ce phénomène comme l’embourgeoisement de l’industrie de l’audio, et anticipent un réajustement de l’économie à l’avantage des plateformes de diffusion, à l’image de l’industrie de la télévision ou de la musique.
Mais où il y a des nouveaux budgets, il y a aussi de nouvelles opportunités pour les créateurs qui ont plus que jamais de plateformes auxquelles pitcher leurs projets.