Les secrets de la fabrication de balados narratifs
Comment écrire des balados à succès comme Serial qui rejoint des millions d’auditeurs? Un retour sur ce qui fait la force d’une bonne narration, du feu de camp à l’écran.
Après Arte, Télérama et Libération, le site Slate France vient de lancer ses premiers balados, signe que le tsunami audio déclenché par la diffusion de Serial à la fin 2014 vient de déferler sur les côtes françaises. Véritable phénomène, ce balado de la radio publique américaine est le premier à avoir dépassé la barre des cinq millions de téléchargements sur iTunes grâce à une production léchée et une narration digne de The Wire.
Depuis ce succès inattendu, les balados se sont multipliés à un rythme exponentiel en Amérique du Nord et en Europe, révélant ainsi le potentiel narratif énorme de ce format dans des genres aussi variés que le journalisme d’enquête, la science-fiction, la comédie ou l'heroic fantasy.
Si les balados désignent plus souvent qu’autrement des émissions de radio classiques accessibles via Internet (sports, politique, etc.), nous allons ici nous pencher sur les « balados narratifs », c’est-à-dire ceux qui nous racontent une histoire, pour essayer de comprendre les raisons de leur succès.
Autour d’un feu ou d’un iPod, il s’agit d’écouter une histoire
Même si les balados ont su tirer parti des nouvelles technologies pour se développer, leur succès récent repose avant tout sur l'utilisation d'une narration tout ce qu'il y a de plus traditionnel.
Comme nous l’apprend Jessica Abel dans son roman graphique Out on the Wire: The Storytelling Secrets of the New Masters of Radio, un bon balado commence par la rédaction d’une focus sentence (phrase focalisée) : « Quelqu’un fait quelque chose parce que ___________, mais __________. »
Un personnage, un objectif, des obstacles… C’est exactement ce qu’on comprend dès les premières minutes de Serial, où la journaliste Sarah Koenig nous explique qu’elle a décidé de rouvrir une enquête – vieille de 15 ans – sur le meurtre sauvage d’une lycéenne par son ex.
« En fait, l'audio c'est le même niveau d'attention que l'écrit, ça mobilise la même zone de notre cerveau,», explique Joel Ronez, ex-directeur des nouveaux médias pour Radio France et fondateur de Binge Radio, un réseau professionnel de balados francophones dédiés aux 20-35 ans. « D’où le succès des podcasts narratifs comme Serial, où on prend quelqu’un par la main pour lui raconter quelque chose. Il y a une dimension linéaire par essence dans l’audio, donc raconter une histoire du début à la fin. »
Un retour au temps long
La deuxième particularité des balados est qu’ils permettent le retour à des formats longs et épisodiques. Que ce soit en radiodiffusion ou sur Internet, on prend le temps de raconter une histoire pendant 30 minutes, une heure ou 10 heures, au besoin.
« Dans le podcast, le temps est moins compressé que dans le broadcast, car nous n’avons pas les mêmes impératifs. On peut se permettre le temps long, les silences », ajoute Joel Ronez. « On remplit les nombreux interstices que sont les temps de transport, les tâches ménagères ou les promenades au parc par des histoires qu’on peut découvrir en quelques pressions de pouce sur notre mobile avec nos écouteurs vissés sur les oreilles. »
Comme dans une série télé
Le caractère épisodique des balados induit des schémas narratifs typiques de la sérialisation. À ce titre, Serial a recours à la mise en suspens à la fin de chaque épisode : on termine en laissant une scène en suspens ou en faisant une révélation qui remet en cause tout ce qu’on croyait savoir. Cela crée le désir de se ruer sur le prochain épisode.
D’après Joel Ronez, c’est aussi une question de tradition littéraire : « Les États-Unis ont une culture de producteur; en France, on a une culture d’auteur. Les États-Unis ont une tradition d’efficacité narrative que nous n’avons pas en France. En France, on a davantage une culture d’auteur, peut-être plus créative, mais moins efficace en termes de narration. Mais ça évolue. Par exemple, Transfert s’inscrit clairement dans cette tradition américaine de la narration. »
Transfert est un balado diffusé par Slate France qui donne la parole à des quidams pendant de 20 à 30 minutes afin qu’ils nous racontent leurs histoires de voisinage ou de famille entre des révélations fracassantes et des secrets inavouables. Chaque épisode est centré sur une histoire et un personnage différents. Toutefois, afin de créer un lien personnel avec les auditeurs, la voix de la journaliste Charlotte Pudlowski vient systématiquement présenter et contextualiser le récit en début d'épisode.
Créer un lien intime avec l’auditoire
Car c’est là un autre secret qui explique l’efficacité des balados : leur capacité de créer un lien avec leur auditoire et de développer un récit intime, comme les blogues à leurs débuts. « On est passé d’une ère de médias fédérateurs – le broadcast (la télévision, la radio, etc.) – à une ère de médias de niche avec le balado, ajoute Joel Ronez. Le balado, c’est à la demande, donc ça marche par adhésion, par abonnement. Il faut arriver à créer une affinité particulière pour que les gens reviennent. »
Et l’audio semble être le média idéal pour créer de l’intimité. En effet, il est plus facile de se confier devant un micro que devant une caméra. L’absence d’images incite à la confidence. C’est le terrain parfait pour partager des histoires personnelles et émouvantes.
Là où la confession vidéo est voyeuse, la confession audio est perçue comme pudique et sensible. Le balado anglais Spark en a fait sa marque de commerce : le narrateur raconte à la première personne une histoire qui lui est arrivée en moins de cinq minutes, le thème varie selon les saisons et l’auditoire ne cesse de croître.
Un effet immersif garanti
Enfin, les balados audio utilisent la force du montage audio pour jouer sur différentes textures de sons pour recréer des univers crédibles. Serial utilise des enregistrements originaux d’interrogatoires de police réalisés au lendemain de la découverte du corps de la jeune Hae Min Lee en 1999 à Baltimore, aux États-Unis.
On entend l’hésitation des suspects, les raclements de gorge des officiers dubitatifs, les toussotements. On peut également écouter les conversations téléphoniques entre la journaliste et le jeune condamné pour son meurtre, et ce, depuis l’enceinte de la prison où il purge une peine à perpétuité. L’effet d'immersion est saisissant, voire à glacer le sang…
Ces possibilités sont désormais démultipliées par l’arrivée du son binaural. Joel Ronez élabore : « L’arrivée du binaural, c’est comme l’arrivée de la HD pour la vidéo. On peut spatialiser le son et donc utiliser ça en termes narratifs et c’est très bien! Ça peut permettre à des auteurs d’expérimenter des choses, de passer de raconter une histoire à faire vivre une expérience. »
Un enregistrement binaural (il faut utiliser des écouteurs)
Les balados narratifs nous racontent des histoires captivantes qui reprennent des codes littéraires et audiovisuels classiques et y ajoutent un degré d’intimité supplémentaire. Ainsi, même si le balado tire son succès des iPod, il nous ramène des millénaires en arrière, à l’époque où on se rassemblait autour d’un feu pour écouter des récits.
La seule différence est que la lumière du feu a été remplacée par la luminosité de l’écran et que, signe des temps, on ne s’adresse plus à un groupe, mais à une foule d’individus.