L’Europe se mobilise pour devenir un leader mondial des médias numériques
Faire rayonner les contenus régionaux, miser sur l’expérience utilisateur et stimuler l’innovation : voilà les grands sujets sur lesquels se sont penchés des ténors européens de l’industrie des médias lors de la conférence Pictured Futures, tenue à la veille de l’entrée en vigueur en Europe du nouveau Règlement général sur la protection des données(RGPD).
Pictured Futures fut l’occasion de mettre en perspective l’ensemble des atouts qui font de l’Europe l’un des principaux centres de production média sur la planète, tout en témoignant des défis créatifs, technologiques et législatifs de « coopétition » auxquels font face les acteurs de l’industrie, ainsi que les multiples enjeux – transnationaux, privés-publics, réglementaires, financiers – que le numérique cristallisera encore davantage au cours des prochaines années.
Faire front commun aux géants du Web
La valeur du marché européen des données pourrait atteindre 167 milliards de dollars canadiens (soit 106 milliards d’euros) d’ici 2020. « Il est vital d’engager dès aujourd’hui la conversation sur l’impact des données massives sur la société et la manière dont elles pourront bénéficier à l’industrie de la culture », a noté d’entrée de jeu Indrek Saar, ministre estonien de la Culture.
Faut-il réglementer davantage les plateformes numériques afin qu’elles accordent une visibilité accrue aux contenus européens ou encore tenter de développer des « super-plateformes » destinées aux consommateurs du Vieux Continent? Le financement multiterritorial n’a plus à faire ses preuves, mais qu’en est-il de l’accessibilité des contenus au sein de l’Union européenne (UE) dans son ensemble?
De telles questions reflètent les dilemmes animant les décideurs, producteurs et diffuseurs européens à l’heure où les géants du Web continuent d’étendre leurs tentacules dans l’ensemble des marchés linguistiques, profitant en quelque sorte des tensions entre les secteurs privé et public et des angles morts réglementaires locaux afin d’accroître leur influence.
Et cela est attribuable à une poignée de caractéristiques fondamentales : capacité d’attirer les meilleurs talents, fluidité culturelle et multilingue, aplanissement des formats, tarification démocratique, interfaces intuitives, réseautique décentralisée, stabilité de connexion supérieure, optimisation continue.
Repenser les interfaces et l’expérience utilisateur pour attirer les auditoires
Nombre d’intervenants ont martelé que créer des contenus originaux ne suffit plus. L’obligation de créativité s’étend désormais aux formats tout autant qu’aux plateformes.
Le rapport Global entertainment & media outlook 2017-2021 de PwC, qui analyse les tendances de consommation dans 54 pays, souligne que la croissance des contenus, tout comme leurs canaux de distribution, sera limitée si l’expérience utilisateur ne contribue pas à développer ou à approfondir de nouvelles habitudes de consommation auprès des auditoires. C’est d’une nécessité absolue selon Amber Price, directrice principale chez PwC Finlande.
De citer le rapport : « De profonds changements en cours actuellement transformeront comment les sociétés de divertissement et les sociétés médiatiques feront concurrence et produiront de la valeur, car la qualité de l’expérience qu’elles permettent aux consommateurs de vivre devient leur principal facteur de différenciation stratégique et de croissance de revenus. »
Ben Johnson, de la firme-conseil en marketing cinéma Gruvi, abonde dans le même sens :
« Les films souffrent d’un problème d’expérience utilisateur et l’industrie doit en tenir compte très sérieusement et le plus rapidement possible. Le potentiel d’un marché unique numérique, malgré la réticence initiale de l’industrie à sa première mouture, est très intéressant à cet égard. Il force une discussion entre les exploitants et les distributeurs d’un film d’un pays à l’autre pour mettre en commun leurs efforts, et plus particulièrement leurs données, ce qui ne peut être que bénéfique pour favoriser l’accessibilité des contenus partout en Europe. »
Protection et innovation : la question centrale des données
L’importance de la production et de l’analyse de données liées à la consommation de contenus audiovisuels n’est plus à démontrer. Pourtant, elle pourrait être compromise par l’adoption au sein de l’UE de règlements plus contraignants en matière de protection de données citoyennes.
Certains observateurs ont noté que l’accès restreint à ces données pourrait freiner le processus d’itération des plateformes de diffusion actuelles qui nécessite des statistiques granulaires et récurrentes afin de mieux comprendre le comportement des utilisateurs et éventuellement optimiser leur relation avec leurs contenus préférés.
Alessandro Mantelero, professeur associé à l’Université polytechnique de Turin, rappelle que le modèle précédent, qui remonte aux années 1970, reposait sur l’idée que les données personnelles étaient directement liées au droit fondamental à la vie privée.
Le nouveau Règlement général sur la protection des données*, qui entrera en vigueur le 25 mai 2018, vient renforcer cette idée que la protection du citoyen a préséance sur le déploiement de nouveaux modèles d’entreprise axés sur la monétisation des données.
Cette distinction est fondamentalement culturelle et différencie l’UE, par exemple, des États-Unis, où la population souhaite plutôt limiter l’utilisation équitable (fair use) des données par le gouvernement plutôt que par le secteur privé.
Les données sont le média
Jennifer Bernal, gestionnaire de la réglementation pour Google, a insisté sur l’aspect ouvert d’une plateforme comme YouTube, où le quart des contenus visionnés proviennent d’Europe.
« Les données nous aident à structurer le contenu par le développement d’engins de recommandation hyper nichés [par l’entremise de Google Brain] », a-t-elle rappelé.
Vizceral, le système de trafic intuitif en code ouvert mis au point par Netflix
Contrairement à YouTube, qui se qualifie d’entreprise de données, Netflix revendique plutôt le statut de plateforme médiatique à part entière, comme l’explique la responsable des politiques publiques en Europe de Netflix, Janneke Slöetjes.
« Nous sommes enregistrés comme compagnie médiatique dont le modèle d’entreprise repose sur les données. Mais pour joindre les non-membres, nous avons recours aux services de tiers au même titre que les médias traditionnels. »
Guillaume Klossa, directeur des Affaires publiques de l’Union européenne de radio-télévision (UER), estime à son tour que cette distinction est obsolète. Selon lui, tout le monde est aujourd’hui une compagnie de données.
D’ailleurs, les membres de l’UER, qui revendiquent le triple des investissements annuels en contenus européens de Netflix et d’Amazon combinés, soit 17 milliards d’euros, ont profité de cette tribune pour s’engager à valoriser une utilisation plus transparente et sécuritaire des données de leurs auditoires à l’aide d’algorithmes reflétant les valeurs d’universalité, de diversité et d’imputabilité des chaînes publiques.
« Pour ce faire, il est important que tout l’écosystème souscrive également à ces principes », a-t-il précisé.
L’Europe, berceau de la prochaine licorne numérique?
Selon Domenico La Porta, directeur du R/O Institute, l’Europe ne possède pas [encore] de centre névralgique où la technologie, l’audiovisuel et les affaires forment un écosystème capable de provoquer des innovations susceptibles d’avoir un impact partout sur la planète, à l’instar de Silicon Valley.
Pour sa part, Kay Meseberg, chef VR/360 pour ARTE, estime que l’Europe doit revendiquer davantage sa participation aux innovations actuelles et futures, notamment par l’entremise de structures transnationales dédiées entièrement au soutien de « champions technologiques » à fort potentiel international.
Selon lui, cela aiderait à propulser le prochain Clash of Clans (une propriété finlandaise ayant bénéficié de fonds de démarrage publics avant d’être revendue six ans plus tard pour plus de 8 milliards de dollars).
« Peut-être par la création d’une sorte de DARPA (l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense) européenne pour l’industrie des médias et du divertissement », propose Meseberg.
Peter Arvai, cofondateur de la plateforme PREZI, a sonné la charge à son tour et résumé sans détour l’enjeu crucial de l’innovation médiatique en Europe :
« En tant que continent, l’Europe est en train de complètement manquer le bateau alors qu’il y a un manque flagrant en ce moment de firmes technologiques capables d’être dominants sur la scène mondiale. Nous avons d’énormes défis devant nous et, si nous n’arrivons pas à développer une culture Big Tech et à identifier les leaders d’idées régionaux qui serviront de leviers aux jeunes pousses susceptibles de rivaliser avec les géants, nous sommes condamnés à demeurer essentiellement un marché de consommation de ces super-plateformes américaines et asiatiques. Il en va de l’avenir non seulement de notre culture, mais aussi de l’économie européenne. »
L’Estonie, surnommée la « Silicon Valley du Nord » affiche le taux d’entreprises en démarrage par habitant le plus élevé d’Europe et incarne peut-être le mieux cette confluence d’intérêts et de possibilités où s’épanouiront les prochaines licornes médiatiques européennes.
* À noter qu'un article du RGPD se penche spécifiquement sur les contenus jeunesse et prévoit un âge minimal pour consentir seul à un traitement des données personnelles, alors que la définition même de l’enfance varie selon l’âge d’un État européen à l’autre.