Littératie numérique: les travailleurs médias doivent-ils apprendre à coder?

Apprendre la programmation est devenu un phénomène de culture pop. Cela devient évident quand on voit de grands noms comme will.i.am et Shakira, le président Barack Obama, l’étoile de basketball Chris Bosh, le cofondateur de Facebook Mark Zuckerberg et bien d’autres apparaître dans des vidéos comme celles-ci pour promouvoir des initiatives visant à initier les enfants à la programmation.

Mais cette nouvelle popularité de la « culture numérique » soulève des questions pour les gens de l’industrie des médias : 1) dans quelle mesure s’agit-il d’une bulle ? et 2) quelles sont les compétences essentielles pour se tenir à jour ?

UNE BULLE ?

D’abord, il serait ridicule d’avancer que la culture numérique n’est qu’un engouement passager. Mais l’exubérance des vidéos mentionnées plus haut n’est pas sans rappeler bien d’autres « révolutions numériques », de l’édition assistée par ordinateur à la fin des années 1980 au Web 2.0 des années récentes. Ce terme annonçaient l’arrivée de toute une gamme de technologies nouvelles, de modèles d’affaires et de tendances culturelles. Certaines ont été des succès spectaculaires, d’autres des échecs complets. En ce sens, enseigner et apprendre la programmation est sûrement une tendance à surveiller, même s’il est un peu exagéré de parler de nouvelle ère numérique.

L’ENSEIGNEMENT EN LIGNE OUVERT À TOUS, APPLICATIONS ET AUTRES PLATEFORMES

La réponse à la deuxième question dépend de notre définition de la culture numérique. Si l’essentiel consiste à savoir rédiger quelques lignes de programmation, il y a aujourd’hui toute une industrie qui se consacre à l’enseignement d’une telle compétence. Des organismes comme Code.org, qui a produit les vidéos mentionnées plus haut, y sont pour quelque chose. Ils promeuvent une approche plus inclusive de la science informatique dans les programme scolaires, par des initiatives comme « Hour of Code » — de courtes leçons d’introduction à l’informatique — ou comme l’édition 2013 de la Computer Science Education Week. Bien que le concept de « Hour of code » s’adresse aux très jeunes, il a été repris par des organismes davantage orientés vers la formation continue, comme l’OSBL d’enseignement en ligne Khan Academy.

Khan Academy et EdX sont des « cours en ligne ouverts et massifs » (mieux connus sous le nom de Massive Open Online Courses, ou MOOCs), dont plusieurs ont remarqué qu’ils pourraient menacer l’enseignement traditionnel, incluant l’enseignement de l’informatique à l’université. Il sera intéressant de suivre l’évolution de telles plateformes, d’autant plus qu’il y a une grande variété de modèles parmi ces nombreuses initiatives d’enseignement de la programmation en ligne.

Les universités qui sont à la pointe de la recherche, comme le MIT et Harvard, n’ont pas grand-chose à perdre en offrant gratuitement ces ressources. Cela enrichit leur image de marque, sans compromettre leur principale source de revenus. En revanche, des entreprises comme Coursera offrent gratuitement de nombreux cours en ligne, mais imposent des tarifs pour délivrer certains certificats. Un autre exemple, Codecademy — semblable à Khan Academy, dans la mesure où elle offre des formations gratuites, et même ses propres applications pour mobile gratuites — est en fait une entreprise à but lucratif. C’est un service à la recherche d’un modèle d’affaires. En 2012, un de ses fondateurs a évoqué l’idée de développer son offre de cours vers une plateforme de médias sociaux consacrée au placement, ce qui permettrait à l’entreprise de réaliser des profits en mettant en relation les employeurs et les nouveaux talents.

L’enseignement et l’apprentissage de la programmation sont un ingrédient essentiel d’une industrie dynamique et compétitive. Mais la culture numérique est une chose plus complexe. Ces initiatives laissent entendre que savoir programmer est une valeur en soi. Jusqu’à un certain point, cependant, c’est une compétence dont la durée de vie est très limitée. Pour se tenir à jour, quelqu’un qui code doit faire des efforts constants tout au long de sa vie professionnelle. Cela laisse suggérer que ceux et celles qui s’intéressent fortement à l’enseignement et à l’apprentissage de la programmation comptent sur le désir des gens peu initiés d’essayer de « se tenir à jour ». Après tout, pour beaucoup d’acteurs dans l’industrie des médias, il peut se révéler plus important de savoir comment travailler avec des programmeurs que de savoir programmer. D’ailleurs, cette idée que la programmation est une panacée universelle, qu’il s’agisse de créer des contenus numériques innovateurs ou de résoudre tous les maux de la planète, commence déjà à être fortement critiquée.

COMMENT VOUS TENEZ-VOUS À JOUR ?

Revenons d’abord à la question des compétences dont les personnes qui travaillent dans les médias pourraient avoir besoin. En 2011, une étude du Conseil des ressources humaines du secteur culturel (CRHSC) a montré que les travailleurs de l’industrie des médias auraient davantage besoin de compétences d’affaires appropriées au domaine numérique que de compétences en programmation. Ceci inclut :

« […] le marketing, les finances, les stratégies, les affaires, la gestion de projet, la propriété intellectuelle et la gestion des droits de PI. On peut considérer que de tels volets sont même plus importants que la formation technique requise pour utiliser les technologies numériques émergentes. » [p. iv]

Ces constatations jettent un éclairage différent sur la tendance de l’apprentissage de la programmation dans les industries culturelles. Il pourrait s’agir en fait d’une tentative d’acquérir le type de compétences en développement d’entreprise et de projet qui alimente les développeurs de logiciels qui créent des applications et des plateformes de médias sociaux, mais pour les gens qui travaillent dans les industries culturelles. Si tel est le cas, l’enseignement offert par les MOOCs ou d’autres services similaires n’est sans doute pas la meilleure solution. Les besoins mis en évidence par le CRHSC montrent bien pourquoi la culture numérique doit être comprise comme quelque chose qui dépasse la simple capacité de programmer. Encore faut-il que ça serve à quelque chose. Quand des personnalités comme will.i.am proclament : « Je veux faire de la programmation ! », il s’agit autant pour elles de souligner leur sens des affaires et leur statut d’entrepreneur social que d’améliorer leurs compétences en programmation.


Frédérik Lesage
Frédérik Lesage (Ph.D., London School of Economics and Political Science) est professeur adjoint à l’École de Communication de l’Université Simon Fraser. Ses intérêts de recherche portent sur les médias numériques, les pratiques créatives et la théorie de la médiation.
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