Marrow: Pourquoi le studio interactif a-t-il décidé de ne pas poursuivre le projet en production?

Dans le cadre d’une collaboration avec l’Office National du Film, Futur et Médias met à l’honneur certains de ses projets, à travers une série d’articles. 

L’intelligence artificielle peut-elle développer une maladie mentale ? C’est la question qu’a explorée Shirin Anlen avec l’ONF et Atlas V pendant près de deux ans, jusqu’à ce que cette collaboration prenne fin en cours de route, à l’hiver 2020. Un an plus tard, les coproducteurs et la créatrice du projet Marrow reviennent sur cet ambitieux concept, les nombreux écueils rencontrés et les apprentissages qu’ils en ont tirés.

Reconnue aux États-Unis dans le monde du documentaire et des arts numériques, la créatrice rêvait de travailler avec l’ONF depuis longtemps. « C’est l’une de mes grandes références, explique Shirin Anlen. Plusieurs de ses projets ont changé ma vision artistique. »

L’équipe du Studio interactif de l’ONF l’avait aussi à l’œil. « Pendant les études de Shirin au Open Doc Lab du MIT à Boston, on a eu l’occasion de la rencontrer à quelques reprises, dit la productrice Marie-Pier Gauthier. On a discuté avec elle et on a vite compris qu’elle était une créatrice qui comprenait la grammaire numérique. Elle a une démarche artistique et maîtrise les langages de programmation, ce qui était peu commun il y a quelques années. »

De son côté, l’artiste espérait travailler avec une organisation qui ose prendre des risques en explorant différentes plateformes. « Avec le temps, j’ai compris que les gens de l’ONF étaient bons parce qu’ils sont à la fois financeurs et producteurs, dit Mme Anlen. Ils ne sont pas seulement motivés par le modèle d’affaires, mais le sont surtout par le projet, l’art, le propos et le public à qui on s’adresse. Ils ont une vaste expérience et une bonne compréhension du processus de création. »

Au terme de plusieurs rencontres, l’ONF reçoit une proposition de l’artiste : la création d’une installation visant à comprendre si les machines d’apprentissage en intelligence artificielle, qui sont façonnées par les structures et les codes mis en place par les humains, peuvent intégrer les biais cognitifs et les problèmes de santé mentale de ceux-ci.

C’est un sujet qui touche particulièrement la créatrice, qui vit elle-même avec un trouble de la personnalité limite. « Il y a quelques années, je commençais à comprendre quels éléments pouvaient déclencher des réactions et ce que ça générait comme effet. J’apprenais à trouver mon équilibre, et je me suis demandé si les machines avaient les mêmes possibilités. Je voulais analyser les effets de nos erreurs et de nos pensées négatives sur les machines pour ouvrir une conversation sur la santé mentale. »

Instantanément, les producteurs du Studio interactif ont été séduits « On trouvait ça super intéressant comme question, se souvient Marie-Pier Gauthier. Ça méritait d’être exploré, bien que la forme n’ait pas été définie d’emblée. »

Le début d’une grande exploration

En 2018, le Festival international du film documentaire d’Amsterdam (IDFA) s’est lui aussi montré curieux, offrant un financement au projet Marrow afin que l’équipe de création présente un prototype durant l’événement. « Ça a poussé Shirin et son équipe à trouver une forme qu’ils pouvaient matérialiser en quelques semaines, explique la productrice. Ils ont eu l’idée d’un jeu de rôle reproduisant un repas en famille. Quatre participants entraient dans une pièce qui ressemble à une salle à manger et interagissaient comme s’ils étaient une famille. Dans chaque assiette placée devant eux était projeté un texte qu’ils devaient lire à tour de rôle. Le but était de laisser l’intelligence artificielle les guider et les analyser. »

L’œuvre de Shirin Anlen a poursuivi son évolution de retour au Canada lors de résidences créatives à Montréal. « Dans notre laboratoire, les créateurs ont intégré la capture du timbre de voix de chaque participant pour que la machine d’apprentissage traite le tout et relance des réflexions à leur oreille, comme si leur esprit leur parlait avec leur propre voix, explique le directeur technique Martin Viau. C’était une évolution assez remarquable ! »

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Les explorations de scénographie de Marrow dans le Lab immersif de l’ONF. Crédit photo: Avner Peled

Un développement ambitieux

Puisque l’ONF a comme mandat de produire des œuvres d’artistes canadiens, il allait de soi que des créateurs locaux se greffent à Shirin Anlen, une Israélienne établie à New York, et à son acolyte Avner Peled, un Israélien habitant en Finlande. « On est allés chercher la comédienne, auteure et metteuse en scène Laurence Dauphinais pour réfléchir à la mise en scène, explique la productrice Marie-Pier Gauthier. Laurence nous a présenté Max-Otto Fauteux pour la scénographie et la conception des décors. On a également fait appel à Philippe Lambert pour la conception sonore, à Paloma Dawkins pour des illustrations et à plusieurs autres personnes pour les décors. »

Ayant comme objectifs d’aborder trois chapitres d’exploration dans quatre pièces, avec quatre modèles de machine d’apprentissage différents, les créateurs ont continué de réfléchir au synopsis, à l’arc narratif, aux dialogues et à la scénographie. « On voulait produire le premier chapitre au complet, incluant la construction du décor, pour avoir une idée de l’envergure du projet afin de réfléchir au modèle de distribution et à la circulation de l’œuvre, explique la productrice. »

Tout a été pensé pour que chaque lieu de diffusion puisse acquérir les matériaux nécessaires à la reproduction du projet. « Pour créer le prototype à Montréal, on a monté un truc rapide en bâtissant de vrais murs, en faisant des joints et en peinturant le tout, explique Martin Viau. On a fait un hall d’entrée et une salle à manger. Cela dit, on ne se voyait pas envoyer des planches de bois à travers la planète. Il fallait trouver un concept de scénographie ultracréatif qui puisse être construit facilement in situ et à moindre coût. »

Les doutes s’installent

Peu à peu, les doutes sur le modèle de distribution ont pris de plus en plus de place. « On voyait mal comment trouver toutes les ressources technologiques nécessaires pour la construction des quatre pièces et la gestion des enjeux de circulation, explique Marie-Pier Gauthier. On a consulté plusieurs espaces culturels, comme des théâtres et le Centre Phi à Montréal, pour évaluer leurs contraintes et leurs modèles de revenus. »

Il est devenu clair que l’expérience finale devrait être moins longue pour permettre à plus de participants de la voir. On ne pourrait pas s’adresser à seulement quelques personnes à la fois pendant quarante minutes comme c’était le cas avec le prototype. « Le modèle d’affaires pour les lieux de diffusion n’allait pas être viable, dit la productrice. Il fallait songer à un plus grand nombre de participants et à un auditoire passif qui les observe pendant une période qui n’est pas trop longue, afin d’assurer un bon roulement. »

Dès le départ, les créateurs étaient au courant de la nécessité de faire circuler leur œuvre au Canada et, idéalement, ailleurs dans le monde. « Dès que Shirin a partagé son intention que le projet prenne vie dans une maison, avec un modèle de machine d’apprentissage par pièce, on lui a dit que ce ne serait pas possible, précise la productrice. Ce serait trop coûteux et difficile à déplacer ; les lieux prêts à accueillir de tels projets sont trop peu nombreux. »

Shirin Anlen a senti la pression monter. « On devait créer des outils et défricher un territoire où personne n’était allé avant, tout en communiquant aux coproducteurs ce à quoi ressemblerait la destination. Ils m’ont fait confiance dans le processus, mais je crois qu’il faut une plus grande souplesse en production pour que le travail avec les machines d’apprentissage aille plus loin que ce qu’on connaît déjà. »

Point de bascule

La complexité de la distribution n’était pas le seul enjeu. Les coûts d’exploitation technologique en intelligence artificielle étaient tout aussi vertigineux. Pour la salle à manger uniquement, le projet nécessitait trois ordinateurs ultrapuissants avec des capacités d’analyse très coûteuses, un minimum de deux projecteurs en haute définition, une table à manger avec un écran intégré, des caméras pour analyser les réactions des gens autour de la table, ainsi que des émetteurs et des capteurs sans fil. « C’était assez costaud comme prix, souligne Martin Viau. Il fallait aussi penser à l’hébergement, si on voulait que l’intelligence artificielle soit en mode apprentissage après chaque expérience pour intégrer les informations. Pour une seule journée, ça pouvait nous coûter quelques centaines de dollars. »

Imaginons alors les dépenses nécessaires pour quatre pièces. « Je comprenais le souhait des créateurs que tout soit généré par l’intelligence artificielle (textes, projections, interprétation, analyse), mais on devait absolument revoir l’envergure de Marrow, se souvient Marie-Pier Gauthier. Malheureusement, ils n’étaient pas rendus là dans leur réflexion, et du côté des coproducteurs, on avait besoin de plus de convictions pour poursuivre la collaboration. On avait du mal à se rejoindre. »

Autre problème majeur pour le Studio interactif de l’ONF : les difficultés de compréhension du propos par le public. « Quand on a invité des personnes des milieux théâtral et muséal ainsi que des collègues de l’ONF à vivre l’expérience, plusieurs avaient du mal à comprendre le propos de l’expérience, explique la productrice. Notre désir n’était pas de leur donner toutes les clés ni de leur faire un cours sur l’intelligence artificielle, mais on voulait que les gens comprennent l’intention des créateurs, peut-être en les guidant davantage afin d’accroître leur engagement. Je dirais que ces problèmes de compréhension de l’œuvre à ce stade de la conception ont constitué l’un des plus gros points de bascule. »

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Les explorations de scénographie de Marrow dans le Lab immersif de l’ONF. Crédit photo: Avner Peled

Une décision difficile à prendre

Au terme de cette étape, les coproducteurs, aussi bien l’ONF qu’Atlas V, ont pris la décision de ne pas poursuivre en production. « Ça nous a fait mal au cœur, affirme Marie-Pier Gauthier. Shirin et Avner sont de belles personnes et des créateurs super talentueux. Pendant plusieurs semaines, on les a vus travailler les vendredis soir après 22 heures dans le lab, afin de chercher des solutions pour rendre tout ça viable. Mais cette viabilité nous semblait compromise. On avait des doutes sur la possibilité de rendre l’œuvre accessible au public canadien. »

Même si Shirin Anlen sentait le vent tourner, elle a tout de même été surprise en apprenant que l’ONF se retirait du projet. « Au début, j’ai été choquée ! On avait fait tant de choses que c’était douloureux d’arrêter. Je voyais tous nos efforts comme une phase de développement. Ça prend du temps pour connecter toutes les pièces du puzzle. »

Peu à peu, elle a pris conscience de l’énorme fossé entre ce qu’elle imaginait et ce que les producteurs espéraient. « Je pense qu’il y a eu une mauvaise communication des deux côtés. Je sentais que j’avais mal communiqué mes idées et mes difficultés. »

Au terme de cette expérience, elle affirme mieux comprendre ce qu’implique une collaboration avec de grands producteurs. « Personnellement, j’aime chercher et ne pas savoir. Je ne m’inquiète pas outre mesure du résultat. J’apprécie beaucoup le chemin pour le découvrir. »

Du côté de l’ONF, le travail de création se divise en plusieurs phases auxquelles des enveloppes limitées sont allouées. La phase de développement dans laquelle étaient les créateurs de Marrow à ce moment de la collaboration doit se solder par une expérience viable et prête à passer en phase de production. Les producteurs de l’ONF sentaient que les créateurs avaient besoin de beaucoup plus de temps et d’argent en développement pour arriver à livrer un concept qui peut passer à la prochaine étape.

L’ONF a d’abord laissé une porte ouverte pour la diffusion d’une version réduite de l’œuvre ou d’une expérience sur le Web. Puis, en apprenant que le festival autrichien d’art numérique Ars Electronica avait financé Shirin Anlen et Avner Peled pour offrir un atelier sur l’utilisation d’un type de machine d’apprentissage dans un processus créatif, l’ONF leur a demandé d’offrir deux ateliers semblables à leur communauté de créateurs de Montréal.

Au-delà de cette finalité inattendue, l’équipe de production n’a pas l’impression d’avoir perdu du temps et de l’argent. « On a tellement appris à travers l’expérience Marrow, dit Marie-Pier Gauthier. On sait maintenant mieux accueillir des créateurs en résidence, ce qu’implique la création avec l’intelligence artificielle et, parfois, quand s’arrêter dans un projet. À long terme, on a gagné. L’apprentissage est si riche qu’il en valait l’investissement. »


Samuel Larochelle
Originaire d'Abitibi-Témiscamingue et résidant à Montréal, Samuel Larochelle est journaliste indépendant depuis 2012 pour une trentaine de médias, dont La Presse, Les Libraires, Caribou, Elle Québec, Le Devoir, Fugues, Les Débrouillards, L'actualité, Nightlife, Échos Montréal et bien d'autres. Également écrivain, il a publié deux romans pour adultes ("À cause des garçons", "Parce que tout me ramène à toi"), deux projets biographiques (François Gendron, Peter Macleod), une trilogie de romans pour adolescents et adultes jeunes de cœur ("Lilie l'apprentie parfaite", "Lilie l'apprentie amoureuse", "Lilie l'apprentie adulte"), des nouvelles littéraires dans sept projets collectifs ("Treize à table", "Comme chiens et chats", "Sous la ceinture - Unis pour vaincre la culture du viol", "Les nouveaux mystères à l'école", etc.), le récit pour adultes "J’ai échappé mon cœur dans ta bouche" et le récit pour tous "Combattre la nuit une étoile à a fois". Il est producteur et animateur du Cabaret des mots de l'Abitibi-Témiscamingue (six éditions depuis septembre 2019) et du Cabarets Accents Queers à Montréal (deux éditions depuis mai 2021). Depuis l’automne 2021, il produit et anime le balado "Comme un livre ouvert", pour lequel il a reçu une importante bourse du Conseil des arts du Canada. Il travaille présentement à l'écriture d'un nouveau roman pour adultes, d’un album illustré, de deux biographies d’artistes québécois de renom et au développement d'une série télé.
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