Mesures paritaires: comptes-rendus de trois réalisatrices canadiennes
On oublie peut-être que les mesures paritaires dans l’industrie de la production audiovisuelle canadienne ne remontent qu’à 2016. L’Office national du film (ONF) avait mené le bal, suivi par Téléfilm, puis la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et le Fonds des Médias du Canada (FMC). Les initiatives qui visent à tendre vers la parité ne souffleront que six bougies lors de la prochaine ronde de dépôts. Nous nous sommes intéressées au travail des réalisatrices. Comment se déroule le travail sur le terrain? Où en sont-elles dans leur carrière? Avons-nous atteint la parité?
Le lobbying des organismes
«Tout le mouvement de parité m’a fait prendre conscience de certaines choses auxquelles je n’avais pas nécessairement réfléchi. Je n’avais nécessairement pensé, et c’est peut-être naïf de ma part, que je pouvais être moins rémunérée qu’un homme, » raconte la réalisatrice acadienne Renée Blanchar. « Il y avait des choses pour moi qui étaient acquises, et finalement ce n’est pas vrai et il faut être de garde.»
Après un parcours impressionnant qui l’a mené à la Fémis en France (École nationale des métiers de l’image et du son), à être membre du jury du Festival de Cannes puis à réviser des scénarios à l’international, Renée Blanchar a décidé de rentrer chez elle, à Caraquet au Nouveau-Brunswick, pour y inscrire sa pratique et réflexions cinématographiques.
«Depuis Belle-Baie, en 2010, je sens qu’il y a un couloir entre le Québec et moi. Je travaille, j’écris principalement depuis Caraquet, et après mon travail devient plus large,» soutient-elle. En 2022, la série Le Monde de Gabrielle Roy, dont elle signe à la fois la scénarisation et la réalisation, a été nominée dans trois catégories des Prix Gémeaux.
Avant ces mesures paritaires, octroyer la réalisation d’une série avec un budget notable, soit dans les millions de dollars, à une femme, aurait été inimaginable, soutient l’organisme Réalisatrices équitables. C’est d’ailleurs ce qui l’a mené à entamer des campagnes de sensibilisation et du lobbying auprès des instances gouvernementales en 2007.
«Les réalisatrices se sont rendu compte que le financement était très inéquitable au Québec et au Canada. Tant au niveau des projets acceptés que des budgets dépensés pour des projets réalisés par des femmes,» explique Anik Salas, présidente de l’organisme. «Il y avait un réel problème d’égalité là. C’est problématique parce que le cinéma au Canada est financé par l’État. Nous payons tous pour ça. Ce n’est que l’an dernier (2021) qu’on a atteint la zone paritaire dans les films de 2.5 millions et plus».
L’apport des femmes en réalisation
L’arrivée des femmes en réalisation mène aussi à des changements dans les relations de travail. Selon Renée Blanchar, l’ambiance souvent plus collaborative sur un plateau mené par une femme est sans doute dû aux embûches qui ont entravé la route de la réalisatrice en question. «Est-ce qu’on est différente, moi je crois que ça a affaire avec la personnalité et les valeurs. Moi je n’aime pas les gens qui écrasent les autres, je n’aime pas les gros égos, donc j’essaie de m’entourer de gens qui sont un peu comme moi car sur un plateau, l’équilibre est très fragile et ça ne prend pas beaucoup de têtes fortes pour renverser l’humeur. Mais peut-être que, puisque je suis une femme, et que je sais que c’est difficile d’arriver là et de faire ça et d’avoir les coudées franches dans un domaine où les hommes ont rayonné, et peut-être que ça me rend plus sensible et ça a une incidence sur la manière de gérer un plateau,» conclut-elle.
Même son de cloche pour l’ancienne danseuse, interprète et chorégraphe devenue réalisatrice Danielle Sturk. La Franco-Manitobaine qui signe tant la scénarisation que la réalisation de la série El Toro, à venir sur les plateformes de Radio-Canada en mars 2023, soutient que le style de leadership en revient en fait à la personnalité plutôt qu’à l’identité de genre. «Je ne pense pas que les femmes réalisent différemment, qu’on est plus sensibles que les hommes. Mais nous, on a été élevées à écouter, à être émotive, à développer notre intelligence émotionnelle, tandis que les gars étaient ridiculisés s’ils faisaient ça,» explique-t-elle. «Mais je pense qu’à cause du fait que les femmes ont été exclues, considérées comme des citoyennes de deuxième classe, ça affecte notre vision du monde et la manière dont on aborde les choses et dont on approche nos plateaux. Mais j’espère que lorsque l’équité sera en place, qu’on pourra tous et toutes avoir des styles différents, qu’on puisse être nous-même».
Danielle Sturk signe, cette année, la scénarisation et la réalisation de la série dramatique El Toro, une série inspirée de l’histoire de sa famille qu’elle a d’abord explorée en documentaire, qui a d’ailleurs remporté le prix du public à Hot Docs en 2019. La version dramatique du récit est le fruit de son imagination. Malgré ses rôles clés dans la création de ce projet, la réalisatrice a tout de même dû réitérer son leadership sur le plateau. «Il n’y a pas eu une seule expérience, y compris El Toro, où je n’ai pas eu à dire «c’est moi qui suis en charge ici» et j’ai jamais vu un homme qui a eu à dire ça,» affirme-t-elle.
Les femmes et la diversité
Les données sont probantes. Depuis 2016, on tend vers la zone paritaire, soit entre 40% et 60%. Mais selon la présidente de Réalisatrices équitables, il reste du travail à faire dans les autres aspects de l’écosystème. «On est en train de réaliser que des films réalisés par des femmes, c’est bon, ça peut gagner des prix, ça peut rejoindre un paquet de monde, et que le public est là. Ce qui reste à faire c’est que la représentation soit complète: les femmes autochtones, racisées, en situation de handicap etc. Ensuite, la critique doit en parler. On ne parle jamais de films réalisés par des femmes comme de grandes œuvres ou de chefs-d’œuvre. C’est toujours réservé aux hommes, ces grands qualificatifs-là», conclut-elle.
L’organisme canadien Women in View, dont le dernier rapport et dernières recommandations ont été publiés en 2021, invite aussi l’industrie à se concentrer sur la diversité et la représentation derrière la caméra, notamment pour la communauté autochtone. L’une des recommandations qu’il faut «prioriser les projets dirigés par des Autochtones. Comme la recherche le démontre, augmenter les opportunités de leadership est le moyen le plus efficace de créer un nouveau film et opportunités télévisuelles pour les femmes autochtones».
La réalisatrice torontoise Alpha Nicky Mulowa, dont le parcours d’autodidacte l’a menée à entamer sa pratique de manière professionnelle en 2016, a pu observer un changement dans les deux dernières années. «Il y a eu un changement qui s’est opéré dans mon cas en 2020, car j’ai la double casquette, je suis une femme et une femme noire. Donc, il y a eu un changement, c’était petit à petit, mais ça reste relativement nouveau».
Mais le leadership féminin sur le plateau demeure un enjeu. «Déjà, quand on est une femme sur le plateau, quand on travaille avec des hommes, de la première journée à la dernière journée, il y aura toujours une journée où ils vont essayer de faire une démonstration de force,» explique-t-elle. «Ils vont vouloir imposer quelque chose. Et on n’agit pas avec tant d’aise quand c’est un homme à la tête du projet. C’est une expérience que beaucoup de femmes partagent. Même si le tournage s’est bien passé, il y aura ce moment où on aimera te montrer que “je sais mieux que toi parce que je suis un homme”. Qu’on le veuille ou pas, c’est réel».