Métavers et technologies immersives: quel avenir?
Quand Facebook a annoncé en octobre 2021, au plus fort de la pandémie, qu’elle changeait de nom pour devenir Meta, plusieurs experts du domaine des technologies et de médias ont réagi avec étonnement.
Certes, le télétravail, le confinement et l’explosion de l’appétit pour les outils d’interaction virtuels était à son comble, mais cela méritait-il vraiment ce virage à 90 degrés?
1. De nouveaux gadgets à la recherche d’un marché
Convaincu que l’avenir des technologies numériques et immersives de masse se situaient dans «le métavers», Mark Zuckerberg avait déjà signalé son intérêt envers le domaine avec l’acquisition d’Oculus en 2014, pour la modique somme de deux milliards.
Pire encore, Zuckerberg a fusionné l’ensemble des initiatives de «Meta» sous la marque Reality Labs, une filiale qui aurait englouti déjà 21 milliards de dollars, dont plus de 13 milliards en 2022. Sans grande surprise, plusieurs médias ont dévoilé l’annulation de nombreux projets sous cette bannière. La chute de la valeur boursière de Meta de près de 75% en 2022 n’est certainement pas étrangère à cette réorientation stratégique.
Près de 10 ans après l’acquisition d’Oculus, le casque, qui est devenu le «Meta Quest», n’a pas vendu tout à fait 20M d’exemplaires.
Mis en relief avec les 2.6 milliards d’iPhone, on comprend qu’il y a loin de la coupe aux lèvres avant que la réalité virtuelle ne devienne mainstream. D’ailleurs, Apple a aussi annoncé se lancer dans la course, avec un casque, le Vision Pro, dont le prix de détail se compare à celui d’une petite voiture. Parions qu’ils n’en vendront pas non plus des milliards.
Mais qu’est-ce donc que ce pari fou envers un univers virtuel qui tarde à se matérialiser? Et pourquoi ces entreprises qui ont toujours su bien capturer les désirs profonds, s’investissent-elles à ce point dans ce concept flou et imprécis de métavers?
2. Le métavers en deux dimensions – interactivité durable
L’idée d’une société immersive située dans un monde entièrement numérique et artificiel ne date pas d’hier. Déjà en 1992, l’auteur Neal Stevenson dans son roman Snow Crash, développait les bases théoriques – et complètement dystopiques – de la Street, une planète parfaitement sphérique aux dimensions finies, donnant lieu à des sous-cultures d’individus connectés en permanence. Dans la Street, la propriété est vendue par un monopole, lui-même détenu par un milliardaire qui instigue une société néo-féodale… sur un air familier?
Partout dans la littérature et dans les initiatives privées actuelles, l’idée d’humains se dotant d’avatars pouvant interagir avec d’autres humains donne lieu à des échecs monumentaux, soit en raison du contrôle extrême que rendent possibles ces plateformes, soit du désintérêt rapide de leurs utilisateurs.
Lancé en juin 2003, l’univers Second Life n’était pas immersif, mais totalement axé sur la dimension interactive entre les avatars. Il permettait d’exister dans un monde alternatif, d’interagir avec d’autres individus et des communautés, de «travailler» et d’établir de nouvelles relations. Au plus fort de la plateforme, 2M d’utilisateurs actifs mensuels étaient connectés. Au total, 70M de comptes utilisateurs auraient été créés. Mais le refus de l’éditeur Linden Labs d’y ajouter autre chose qu’une pâle imitation de « la vraie vie » a mené Second Life à une forme de lente déchéance. Aujourd’hui, environ 20,000 utilisateurs actifs quotidiens se connectent à la plateforme, et environ 80,000 sur une base mensuelle.
L’espace de forte interactivité bidimensionnelle que promettait Second Life est aujourd’hui occupé en grande partie par des jeux en ligne comme Minecraft et Fortnite. Epic Games, l’éditeur de Fortnite, se réclame d’environ 15M d’utilisateurs actifs quotidien, pour près de 240M d’utilisateurs mensuels. À travers son produit phare, le Battle Royale, mais aussi une pléthore d’autres défis et activités, on estime que le jeu génère entre quatre et cinq milliards de ventes annuellement.
Son secret: une forte rétention, une forte dimension sociale, et la création d’une identité distinctive par le biais de skins qui se vendent entre un et 20$. Dans Fortnite, on peut tenir une réunion, participer à un concert, et évidemment, éliminer 99 ennemis pour gagner la partie.
Avec 400M de comptes actifs, Fortnite a réussi à toucher une proportion non négligeable de la population de la planète. Mais le jeu est surtout populaire auprès des jeunes vingtenaires, il n’a donc pas réussi à s’imposer comme véritable « métavers » auprès de l’ensemble des groupes d’âge.
À l’instar de Fortnite, il y a fort à parier que le «métavers» débutera d’abord ainsi: gratuit, multiplateformes, bidimensionnel et agnostique au dispositif employé.
3. Ready Player Quoi?
Dans son célèbre ouvrage, puis dans le film de Steven Spielberg qu’il a inspiré, Ernest Cline pose les bases du rêve de Zuckerberg et. al. : un univers virtuel illimité, immersif, détenu par une entreprise privée, où les citoyens aliénés d’un monde en déchéance s’évadent de nombreuses heures chaque jour pour étudier, travailler, jouer et socialiser. Dans Ready Player One, il n’existe qu’un métavers, l’Oasis. Un monopole total, planétaire, unique et sans alternatives.
Dans le livre, le fondateur de l’Oasis James Halliday décide d’organiser un concours pour léguer au suivant le contrôle de ce monde virtuel unique, avec un seul objectif en tête : trouver un successeur digne de sa propre philosophie, marquée par la bienveillance. À l’ère de Cambridge Analytica et de C-18, c’est donc ici que la comparaison avec Zuckerberg s’arrête.
L’univers inspirant développé par Cline est particulièrement intéressant par sa dimension économique. Par-delà l’aspect monopolistique, l’Oasis est un système économique à part entière, qui permet notamment la conversion bilatérale de la monnaie virtuelle du monde réel vers le monde virtuel, et vice versa. Les actions posées dans l’Oasis ont des impacts économiques dans le monde réel, et les achats effectués en immersion peuvent se traduire par des biens et services dans le monde réel.
C’est ainsi notamment que le personnage principal, Wade Watts – qui travaille dans l’Oasis comme consultant technique en utilisant une fausse identité – obtient initialement un casque qui lui est émis par son « école virtuelle », puis plus tard, est en mesure de se procurer une combinaison haptique afin de contribuer «ressentir» davantage la dimension immersive du jeu.
En 2023, au Canada, une combinaison haptique se vend entre 500 et 13,000$.
4. La chaîne de valeur du métavers
Qu’un métavers finisse par émerger ou non, il est plus probable que les prochaines décennies verront émerger une pluralité de métavers (au pluriel!). À la manière dont les services de contournement se sont construits des jardins fortifiés qui obligent l’abonnement simultané à de multiples plateformes, le métavers sera d’abord une histoire de rivalités. Je propose dès lors qu’on parle plutôt de métavers, au pluriel, que d’un métavers.
Au premier niveau de cette nouvelle économie, les fabricants et les distributeurs de matériel. À l’instar de Meta ou d’Apple, plusieurs grands joueurs feront le pari de produire leurs propres outils d’accès (Meta Quest, Vision Pro), mais la même logique pourrait éventuellement s’appliquer aux consoles de jeu, voir à d’autres combinaisons matériel-interface-plateforme-contenu.
À l’intérieur même de ces métavers se pose la question de l’émission et de la gestion des monnaies virtuelles, dont la convertibilité est tout sauf assurée. Aujourd’hui, peu de jeux autorisent la conversion inverse, de la monnaie virtuelle vers la monnaie réelle. Le recours à différentes cryptomonnaies à l’intérieur des métavers pourrait s’avérer intéressant, mais pose la question du contrôle (du nombre, du cours, des mécanismes de validation et de conversion).
Parions que la tentation de créer leurs propres monnaies – comme l’avait tenté Facebook avec son Libra, morte au feuilleton – sera omniprésente. Mais tout cela implique également la supervision des autorités comme l’AMF, l’ACVM ou la SEC, ce que les entreprises technologiques essaient généralement d’éviter en raison des contraintes additionnelles que cela fait peser sur leurs opérations.
Du point de règlementaire, les émetteurs de monnaies au sein des métavers devront également s’intéresser aux mécanismes de la dette et de l’intérêt, qui surgiront inévitablement, ainsi qu’à certaines normes en matière de relations de travail. Il suffit de rappeler le sombre épisode où des prisonniers chinois avaient été forcés de «miner» de l’or au bénéfice de joueur·euses occidentaux·ales de World of Warcraft pour se convaincre que la création de valeur inhérente à ces jeux doit être encadrée.
En troisième et dernier lieu se pose la question de ce qui se trouve à l’intérieur même de ce métavers. Bien que documentariste canadien Dan Olson a déclaré que le métavers n’était rien de plus qu’un «centre d’achat mort» (The Future is a Dead Mall), il n’en demeure pas moins que la question des droits d’accès, de droit d’auteur, des superutilisateur·trices, des producteur trices de contenus et des développeur·euses de fonctionnalités reste pleine et entière.
D’emblée, une partie importante des métavers sera assurément alimentée par des espaces virtuels, des biens et des projections issues de l’intelligence artificielle générative, qui se trouve actuellement en pleine crise quant à la propriété intellectuelle de ses «inspirations».
Par ailleurs, plusieurs distributeurs de contenus et de logiciels ont souligné la position dominante qu’occupe Apple dans l’écosystème de distribution numérique. Dans une lutte commerciale «épique», l’éditeur de jeu Epic – l’éditeur de Fortnite – a même retiré son jeu phare du Apple Store et demandé à la cour de trancher. En effet, Epic voyait d’un mauvais œil que la vente de sa monnaie interne – les VBucks – fasse l’objet d’un prélèvement de 30% de la part d’Apple.
L’économie des contenus virtuels devra évidemment elle aussi s’adapter. Bien que de nombreuses grandes marques internationales se pressent au portique (comme elles l’ont fait avec Second Life, Decentraland, ou sur la plupart des plateformes sociales), la question de la création de contenus indépendants, ou de l’entrepreneuriat au sein des métavers reste pleine et entière.
5. Une forme de tabula rasa imparfaite
Peut-on imaginer demain que des marchés biface permettront aux créatrices et créateurs de créer et de vendre directement au sein de ces plateformes? Ou encore, qu’il sera possible d’y trouver des partenaires de financement pour rémunérer le temps, le talent et le matériel nécessaire à la production créative?
Seul l’avenir nous dira quelles formes d’interactions économiques nouvelles seront rendues possibles par les métavers. Comme c’est le cas depuis l’adoption de masse de l’internet, il y a fort à parier que des rapports de force asymétriques émergeront au sein des métavers, mais que des alternatives plus bienveillantes et égalitaires verront également le jour.
Les métavers sont autant de possibilités de créer des systèmes économiques différents «à partir de rien». Bien sûr, il ne faut pas être dupes – des intérêts existants et des intrants nécessaires viendront biaiser la distribution des gains et des richesses. Mais l’opportunité existe. Il suffit de ne pas rater notre coup, cette fois-ci.