Modes de financement : vieux modèles dépoussiérés
Au début de 2015, le Wall Street Journal lançait un pavé dans la mare : « YouTube », titrait-il, « un milliard d’utilisateurs, pas de profit ».
En 2009, Time Magazine avait placé YouTube dans son palmarès des dix plus grands échecs technologiques, en compagnie, entre autres, de Microsoft Vista et Segway. Le magazine estimait qu’il y avait de fortes chances que l’application ne soit jamais rentable.
Les raisons invoquées à l’époque le sont encore aujourd’hui : des coûts d’infrastructure très élevés en raison d’une consommation de bande passante monstrueuse et du stockage gratuit de milliers de vidéos amateurs qui, par ailleurs, ne sont d’aucun intérêt pour les annonceurs, ainsi que le peu de valeur de ce véhicule publicitaire encore très loin de rejoindre les auditoires de masse de la télévision (9 % des utilisateurs compteraient pour 85 % des vidéos visionnées).
Cela dit, les revenus de YouTube sont toujours un secret bien gardé, amalgamés qu’ils sont dans les résultats de Google. À tel point que des analystes de Morgan Stanley, dans une lettre ouverte à la nouvelle chef de la direction financière de Google, une ancienne collègue, faisaient valoirque plus de transparence sur les revenus de YouTube pourrait contribuer à augmenter la valeur des actions de Google.
L’évaluation des revenus de YouTube est devenue un exercice hautement spéculatif auquel se livrent plusieurs analystes. En 2009, quand Time Magazine déclarait YouTube un échec, ses revenus étaient évalués à 200 millions de dollars. En 2015, les revenus de YouTube atteindraient 3 milliards selon une analyse, un peu plus de 4 milliards selon une autre et environ 6 milliards selon une troisième source. Une autre source attribue des revenus de 8,5 milliards de dollars au service et prédit que ceux-ci atteindront un peu plus de 22 milliards en 2020.
Toujours sans dévoiler si YouTube est devenue une entreprise rentable, Alphabet, la nouvelle société de portefeuille qui détient Google, annonçait en janvier 2016 une croissance de 18 % de ses revenus pour le quatrième trimestre de l’année, et attribuait cette croissance à la recherche sur mobile, à YouTube et à la publicité programmatique.
Dans un contexte où 55 % des recherches par mot clé sur Google mènent vers des vidéos et 82 % de ces résultats proviennent de YouTube — et où la mobilité connaît la croissance qu’on lui connaît —, l’avenir de la plateforme en tant que véhicule publicitaire semble plus solide que jamais.
Outils technologiques à la rescousse de la publicité
Pourtant, titrait un quotidien au moment de l’annonce par l’entreprise de YouTube, son nouveau service par abonnement : « La fin de la pub dans YouTube est proche... mais il faudra payer. »
Les annonces de la mort de la publicité, que ce soit sur YouTube ou toute autre plateforme de vidéo en ligne, sont grandement prématurées. Le marché de la publicité pour ce secteur est en croissance : aux États-Unis, les annonceurs ont dépensé un peu moins de 7 milliards de dollars en 2015 et ils dépenseront 28 milliards en 2020 , selon certaines estimations.
Au Canada, le marché de la publicité vidéo en ligne a augmenté de 28 % en 2014 et est estimé à 4,2 milliards pour 2015. (Cela dit, le marché de la publicité télévisée américain est près de dix fois plus important, à environ 70 milliards de dollars estimés pour 2015.)
C’est à la publicité vendue avec TrueView et Google Preferred que Google attribuait une augmentation significative des revenus de YouTube au cours du troisième trimestre de 2015.
Avec DoubleClick, une régie publicitaire appartenant à Google spécialisée dans le ciblage comportemental sur Internet, ces outils font partie de la panoplie développée par Google pour cibler précisément les consommateurs et démontrer le rendement de leurs investissements publicitaires aux annonceurs.
YouTube s’apprête à aller encore plus loin sur le plan de l’impact direct : fin septembre 2015, le service annonçait s’apprêter à mettre en ligne des publicités vidéo qui permettront un lien direct vers l’achat en ligne du produit. Pour YouTube, ça répond à un objectif : rétrécir le délai entre le moment où un consommateur voit une publicité et celui où il fait un achat.
Et tirer profit des quelque un million et plus de vidéos — évaluations, déballages et autres tutoriels — qui présentent des produits, et ont connu une augmentation de visionnements de 40 % au cours de la dernière année.
Attirer, c’est bien; captiver, c’est mieux
Sundar Pichai, le PDG de Google, mentionnait, au cours de la présentation des résultats du troisième trimestre 2015, que l’application mobile YouTube était responsable d’une bonne part du temps de visionnement mobile sur le site.
Utilisé par YouTube depuis 2012, le temps de visionnement est une autre façon de mesurer le succès d’une vidéo. Le temps de visionnement privilégie les vidéos qui maintiennent l’intérêt des utilisateurs plutôt que le nombre de vues, la mesure utilisée auparavant.
Pour YouTube, plus le spectateur est satisfait de son expérience et demeure longtemps sur le site, plus il devient possible d’établir YouTube comme un rendez-vous quotidien — à la place de la télévision — et d’offrir un inventaire publicitaire de qualité aux annonceurs, qui en retour augmentera en valeur.
Mais il y a Adblock…
YouTube a beau profiter de la technologie et des techniques de marketing les plus sophistiquées, il n’échappe pas à la montée des applications qui bloquent les publicités sur Internet (dont la plus connue est Adblock) et qui sont symptomatiques du rejet croissant de la publicité intrusive dans l’univers numérique.
L’une des solutions mise en ligne récemment : YouTube Red, accessible aux États-Unis depuis le 28 octobre dernier (le lancement au Canada est prévu en 2016), est un service par abonnement, sans publicité, développé autour de projets créés par ou pour les vedettes YouTube.
YouTube Red s’est également assuré de la participation de grandes entreprises médiatiques comme 21st Century Fox, NBCUniversal et Time Warner, qui ont déjà des ententes de partenariat avec la plateforme concernant la publicité (pour lesquelles elles toucheraient 55 % des revenus comme les autres créateurs).
La concurrence s’organise
Chez YouTube, on indique que ce service a été développé, entre autres, pour fournir une nouvelle source de revenus aux plus populaires créateurs de la plateforme. Mais toutes ces manœuvres sont peut-être davantage une stratégie de défense devant la concurrence qui s’organise, Facebook en tête.
Facebook a introduit des modifications technologiques qui rendent la lecture et le partage de vidéos beaucoup plus faciles (et contribué à faire exploser le visionnement de vidéos sur le site) et commencé à courtiser les vedettes YouTube et autres créateurs avec un plan de partage des revenus qui utilise les mêmes proportions que son concurrent (55 % pour les créateurs), mais selon des paramètres différents.
Il y a aussi les nouveaux venus comme Vessel, un service de vidéo en ligne lancé par le premier PDG de Hulu, qui utilise un mode de financement mixte et complexe basé sur les abonnements et la publicité, et qui promet un partage des revenus beaucoup plus généreux que celui de YouTube, soit 70 % des revenus publicitaires et une part des revenus d’abonnements basés sur le temps de visionnement des vidéos.
Vessel, qui a attiré des YouTubeurs chevronnés alléchés par la perspective d’une augmentation de leurs revenus, ne se positionne pas comme un concurrent de YouTube, mais plutôt comme une autre fenêtre de distribution dans le marché de la vidéo (pour l’instant, Vessel n’a pas encore beaucoup de visionnements).
Fullscreen, l’agence de médias numériques qui gère plus de 70 000 créateurs vidéos qui cumulent plus de 600 millions d’abonnés, sur YouTube et d’autres plateformes, a lancé son service de vidéo sur demande par abonnement le 26 avril 2016.
Au début de l’année 2006, le réseau NBC avait exigé de YouTube que les quelque 500 clips extraits de l’émission Saturday Night Live diffusés sur sa plateforme soient retirés. La demande avait été provoquée par un extrait en particulier, Lazy Sunday, qui était devenu viral (avec cinq millions de visionnements, le jalon viral de l’époque). Cet épisode est symptomatique de la relation conflictuelle entre la télévision traditionnelle et la plateforme au début de son existence.
En 2015, Saturday Night Live lançait une application mobile qui donne accès à son immense vidéothèque de 40 années de production hebdomadaire, tentant peut-être en cela de confirmer, comme l’affirmait le PDG d’Apple, que l’avenir de la télévision, ce sont les applications.
Récemment, le Wall Street Journal révélait que YouTube négociait activement les droits de contenus originaux de longue durée, comme des longs métrages et des séries de télévision, pour YouTube Red et entendait ainsi concurrencer Netflix et Amazon.
Le contenu audiovisuel a un avenir certain sur Internet, et ses ramifications sont sans doute multiples.