Netflix : bien plus qu’un château de cartes

L'analyse initiée dans ce billet se poursuit dans Netflix et l'effet halo: rétention et conversion, les chiffres qui comptent, publié le 20 mai 2013.

La très attendue série originale de Netflix House of Cards a été mise en ligne le 1er février. Mettant en vedette Kevin Spacey et Robin Wright, et réalisée par David Fincher, cette série appelle à d’intenses sessions de « vidéoboulimie » (binge-viewing). En effet, les 13 épisodes de la première saison de la série ont tous été rendus accessibles en même temps aux quelque 33 millions d’abonnés de Netflix dans le monde.

Bien malins ceux et celles qui pourront dans les prochaines semaines mesurer les retombées sonnantes et trébuchantes d’une telle décision, Netflix étant notoirement avare de ses données d’achalandage. Source de plus du tiers de l’utilisation de données circulant sur les bandes passantes en soirée en Amérique du Nord, présentant un taux de pénétration officiel de 12 % des foyers canadiens en deux ans (le double selon Netflix, et à peu près 25 % aux États-Unis), et étant disponible sur près de 200 modèles de consoles de jeux et écrans, Netflix provoque des réactions qui vont dans tous les sens.

Chose certaine, jamais auparavant la conception et la diffusion d’une série de fiction n’ont pris en considération, au sein d’une même équation, autant de variables : contenant, contenu, technologie, données, ergonomie et interface, droits et catalogues, capitalisation boursière, infrastructures, mobilité, production, concurrence, modèles d’affaires, culture d’entreprise, intégration, trafic, mesure d’audience, rétention d’abonnés... tout semble calculé de près pour favoriser le succès de House of Cards.

Les réactions à la mise en ligne de la série se sont rangées dans deux camps. D’un côté, les analystes financiers redoutent la « fuite par en avant » que sont devenues la croissance de l’entreprise et sa croissance boursière, bousculant une certaine écologie entre les séries en première diffusion à la carte et le streaming de rattrapage à forfait. De l’autre, compétiteurs et artisans voient d’un œil serein la production de cette série à grand déploiement, dans la lignée d’un certain nouvel âge d’or de la télé américaine, destinée aux services spécialisés ou de niche. Tous s’entendent cependant pour y voir un tournant significatif : d’autres services OTT (over the top), incluant Amazon et Hulu ainsi que de nouveaux joueurs en Europe (dont LOVEFILM en Angleterre), investissent de plus en plus eux aussi dans la production de contenu original.

Alors que les chaînes traditionnelles proposent de grands rendez-vous télé, avec tout le déploiement promotionnel, le bouche-à-oreille et l’attente que cela suppose, Netflix offre un buffet style « all you can eat, when you want it », fidèle à ses origines de « vidéolibraire ». La décision d’offrir du contenu exclusif répond-elle à l’augmentation du prix des catalogues existants, à l’intensification de la compétition ou à la volonté de finalement convertir en abonnements fermes les 10 % d’abonnés qui flottent toujours parmi les testeurs gratuits du service ? La réponse est probablement à l’intersection de ces trois propositions.

Une opération de l’ampleur de House of Cards rebrasse la donne de la télé sociale : en rendant accessibles aux abonnés tous les épisodes de la série d’un seul coup, les espaces de conversations de télé sociale qui nourrissent habituellement les échanges sur second écran ont été désarçonnés. Dans les heures et les jours suivant la mise en ligne des épisodes, les socionautes publiaient des statuts indiquant où ils en étaient dans le visionnement afin de se prévenir entre eux contre le coulage des intrigues. Dave Winer, blogeur émérite considéré comme l’un des penseurs les plus influents du Web, écrit :

«Contrairement à d’autres séries dramatiques comme Breaking Bad et Homeland, il est difficile, voire impossible, d’échanger sur House of Cards avec d’autres adeptes en ligne. Il y a toujours des gens qui ont vu quelques épisodes de plus ou de moins. Je ne veux pas qu’on me vende la mèche, et je ne veux pas la vendre non plus ! Il faut que nous inventions un nouveau système de communication au sein duquel seuls les internautes qui sont rendus à tel épisode pourront discuter avec d’autres qui en sont exactement au même endroit [traduction].»

Netflix inaugure-t-elle un nouvel espace de consommation audiovisuelle où il faudra revoir ses habitudes de téléphage ? Sans contredit, l’OTT est déjà dans les mœurs, de même que la consommation compulsive de séries télé. Et alors que les surenchères commencent pour l’obtention des droits OTT des grands succès télé, la production d’œuvres originales pourrait devenir, à moyen terme, un moment décisif.


Suzanne Lortie
Détentrice d’un diplôme en production de l’École nationale de théâtre du Canada et d’un MBA de HEC Montréal, Suzanne Lortie est professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis juillet 2012. Directrice de production et productrice déléguée en télévision depuis 1992 (grandes séries variétés et culture primées aux galas des prix Gémeaux et par l’ADISQ, documentaires), elle est consultante en stratégies nouveaux médias.
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