Positionner le récit et mener par l’exemple: un entretien avec Leena Minifie, productrice associée de Bones of Crows
Bones of Crows, scénarisé et réalisé par Marie Clements, et co-produit par Marie Clements, Trish Dolman, Christine Haebler et Sam Grana, (avec la collaboration d’Ayasew Ooskana Pictures, de Marie Clements Media, de Screen Siren Pictures et de Grana Productions), est une oeuvre qui s’est attirée des louanges pour le soin minutieux et la délicatesse avec lesquels elle a su proposer des scènes émouvantes et tisser un récit troublant qui a profondément marqué son auditoire. Il est évident que beaucoup d’amour a été mis dans cette mosaïque d’une grande intensité et dans la mise sur pied de l’approche centrée autour de Place, People and Process (des Lieux, des Gens et des Processus), le tout dans le contexte d’une production éthique et responsable acclamée, qui a pris soin des gens autant que de son histoire. Ce film a déjà fait sa marque d’un point de vue strictement cinématographique, mais son héritage sera plus grand encore. L’intention n’était rien de moins que de stimuler la représentativité et de créer des remous pour provoquer la décolonisation du milieu du cinéma.
Dans cet article, Leena Minifie (nation Gitxaala, Colombie-Britannique), productrice associée et agente de liaison culturelle autochtone pour Bones of Crows, nous fait découvrir l’approche créatrice de l’équipe, soulignant au passage les étapes qu’il a fallu franchir pour donner vie à la série et au film. Tout au long du projet, elle a mis de l’avant des pratiques éthiques, accepté ses responsabilités face aux communautés rencontrées et mûrement réfléchi à ses décisions en s’appuyant sur les trois piliers au cœur de son travail: les Lieux, les Gens et les Processus.
Au sujet de Leena Minifie:
C’est après avoir travaillé en tant que productrice de la série British Columbia: An Untold History (BCAUH) que je me suis jointe à l’équipe de Bones of Crows (BOC) en tant que productrice associée et agente de liaison culturelle autochtone. Quand on m’a proposé de travailler avec Marie Clements, une véritable pionnière, j’ai sauté sur l’occasion. Comme chacune des personnes autochtones qui a participé à la création de Bones of crows, j’ai des membres de ma famille qui ont fréquenté les pensionnats autochtones; nous avions tous un lien avec cette histoire. L’importance de ce projet était claire dès le départ pour chacun de nous.
En tant que productrice de British Columbia: An Untold History, j’ai mis en place les protocoles, stratégies et approches à respecter tout au long des quatre saisons qu’a duré cette série. Elle présentait les récits entremêlés d’Autochtones, de Chinois, de Japonais, d’Indiens, de Noirs et d’Européens qui, ensemble, ont écrit l’histoire complexe de la Colombie-Britannique. Durant cette période, je me suis attelée à faire changer les contrats avec le diffuseur afin qu’ils reflètent nos protocoles et de nous assurer qu’on offre respect et considération aux membres des Premières Nations quant à leurs droits souverains (entre autres, obtenir la permission de raconter leurs histoires). Pour Bones of Crows (BOC), j’ai adapté les recommandations du guide Protocoles et chemins cinématographiques afin d’y ajouter les très stricts protocoles autochtones de la côte ouest (West Coast Indigenous protocols) et j’ai repensé notre approche afin d’adapter nos tactiques et actions à nos besoins spécifiques pour ce projet.
Le fait d’avoir la chance de collaborer à BOC et de participer aux changements qui se sont produits autour de cette belle production, à la fois devant et derrière la caméra, a bouleversé mon existence, tout comme l’histoire que nous avons racontée. Ç’a été un privilège que de donner vie aux idées de Marie Clements et de travailler aux menus détails d’une production aussi significative et exemplaire en matière d’éthique. Le guide Protocoles et chemins cinématographiques nous a fourni les fondations, mais nous avons nous-mêmes conçu une structure dictant nos façons de travailler avec les gens, les processus et le territoire. Cela nous a guidés, pas à pas, dans notre aventure tout au long de la production du film.
LES LIEUX
Territoires
Nous avons obtenu différentes sortes de permissions pour nous trouver sur certains territoires; entre autres, nous adresser à des conseils de bande, à des conseils des anciens, soumettre nos requêtes à des votes, demander des consultations populaires, parvenir à une entente de gestion de bandes pour l’approvisionnement auprès des Autochtones résidents, et obtenir des bénédictions et des autorisations écrites par courriel. Il n’y avait pas deux processus identiques.
Permissions
Dans le milieu du cinéma autochtone, il est indispensable de tisser des liens avec les gens qui habitent le territoire et d’obtenir leur permission avant d’agir. Il faut travailler de concert avec les communautés, respecter leur droit souverain, et l’on doit absolument s’assurer que les productions se déroulent dans un contexte culturel approprié et respectueux.
Nous avons tourné sur huit territoires dans le sud de la Colombie-Britannique. La générosité, la sagesse et les pratiques cérémoniales des gardien·nes des savoirs traditionnels et des ancien·nes nous ont guidées, nous permettant de mieux comprendre les territoires où nous nous trouvions. Nous avons consulté les gens et participé à des cérémonies dans chaque communauté, et avec l’aide des ancien·nes et de nos consultant·es, nous nous sommes assurés d’utiliser le langage et les pratiques culturelles appropriées dans notre série et notre film.
En termes pratiques, cela impliquait de passer du temps avec des scénaristes, des réalisateur·trices, des consultant·es en matière de langue et de culture, des régisseur·es de plateau extérieur, des leaders communautaires et des ancien·nes pour découvrir les appréhensions et les priorités de chacun·e, et bâtir un lien de confiance grâce à une communication franche et transparente. Je devais aussi m’assurer que les ententes permettant l’utilisation du territoire et les mises en scène culturelles étaient justes, équitables et rédigées dans une langue claire et simple. Ces processus d’obtention de permissions étaient suivis de cérémonies traditionnelles d’accueil et parfois même de séances de clôture en cercle.
Protocoles
Une fois la permission de travailler sur un territoire accordée, nous devions comprendre, suivre et respecter les protocoles relatifs à l’utilisation dudit territoire. Il s’agit là d’éléments fondamentaux de la culture et de l’héritage autochtones à propos desquels nous devions nous renseigner.
Afin d’inclure les protocoles dans nos actions quotidiennes sur les plateaux, nous pouvions, par exemple, offrir des médicaments ou du tabac, nous présenter et obtenir des permissions avant d’avancer sur certains territoires. Nous nous assurions également de trouver des cadeaux utiles et spirituellement porteurs de sens pour nos hôtes, et de les leur remettre en temps opportuns. Mais, surtout, les membres de notre équipe devaient avoir suivi une formation sur ces protocoles et les respecter en tout temps.
Il était crucial de faire participer les diverses communautés au tournage. Leurs voix ont été entendues et leurs perspectives, prises en compte dans le processus reposant sur nos consultations et nos engagements. Si, par exemple, une route était endommagée lors d’un tournage, nous engagions des membres de la communauté autochtone locale pour la réparer, acceptant la responsabilité de notre passage sur ces terres tout en dédommageant la communauté de manière juste pour l’aider à restaurer ses infrastructures.
LES GENS
Préserver les savoirs traditionnels
Les personnes et notamment les enfants dans ce film étaient parmi les pièces centrales de notre cadre de travail du cinéma autochtone (Indigenous Filmmaking Framework). Qu’il s’agisse d’inclure des ancien·nes et des gardien·nes des savoirs traditionnels, de favoriser le travail d’équipe, de collaborer avec les communautés autochtones locales, de s’assurer de compter sur des conseiller·eres en tout temps, y compris des spécialistes pour travailler avec les enfants, nous avons toujours fait des gens une priorité.
Nous savions que nous devions obtenir des perspectives diverses et nous avons consulté des experts dans une grande variété de domaines pour nous assurer que notre film rejoindrait des auditoires variés. Comme c’est arrivé souvent dans notre processus, dans chaque région visitée nous avons consulté des ancien·nes qui se spécialisent dans la médecine holistique traditionnelle afin de promouvoir le bien-être des membres de notre groupe. Ils ont joué un rôle important dans la création de la série et du film.
Postes de soutien sur le plateau
Nous voulions que l’expérience sur le plateau soit sécuritaire et inclusive pour tous les membres de la distribution et de l’équipe de tournage, plus particulièrement pour les personnes autochtones, afrodescendantes et racisées, car la sécurisation culturelle est un aspect fondamental du processus de cinéma autochtone. Ainsi, nous avons offert du soutien mental typiquement autochtone aux acteur·trices et aux membres de l’équipe de tournage autochtones. Nous nous sommes assurés que l’équipe de production était outillée pour affronter tous les défis qui pourraient se présenter, et nous avons mis en place un environnement favorisant le soutien et l’autonomie de tous les membres de notre équipe.
Nous avons travaillé avec des coordonnateur·trices d’intimité pour la mise en place de pratiques éclairées en matière de traumatismes et pour la supervision de certaines scènes. De plus, nous pouvions compter sur des psychologues autochtones et des conseiller·ères certifié·es pour les scènes tendues. Ils étaient parties intégrantes d’un ensemble de pratiques robustes dans un contexte de manipulation de contenu sensible. Enfin, lors de la sélection des doublures, nous avons pris soin de ne pas choisir des membres des communautés locales pour tourner des scènes délicates qui pourraient éveiller en eux un stress post-traumatique. Nous nous sommes plutôt tournés vers des professionnel·les à l’apparence similaire.
Formation et représentativité
La représentativité autochtone à l’écran doit augmenter, mais nous devons garder à l’esprit que les Autochtones désirant s’intégrer dans le milieu du cinéma rencontrent des défis particuliers. Il est certainement complexe pour une personne qui fait son entrée dans cette industrie de comprendre le fonctionnement des syndicats. C’est pourquoi étendre les occasions d’avancement par l’entremise des producteur·trices de séquences en extérieur et les directeur·trices de production est un pan central du processus de cinéma autochtone. Pour ce projet, nous avons maximisé le nombre de stagiaires que nous pouvions accueillir dans notre équipe et nous les avons exposés à toutes les étapes de la production en leur offrant du soutien tout au long de leur parcours. Des douzaines de stagiaires se sont joints à l’équipe: des assistant·es-caméraman, des mixeur·euses de son, des photographes, des aides à la restauration, des costumier·ères, des accessoiristes, des décorateur·trices de plateau, des responsables du scénarimage (storyboard), des assistant·es à la direction artistique, des assistant·es à la figuration et des assistant·es à la réalisation (bureau et plateau). Nous comptions également sur plusieurs chefs de service autochtones, afin d’assurer la représentation à tous les niveaux, des stagiaires aux postes réservés aux personnes expérimentées. Les demandes de stages et de permis ont été soumises à quatre syndicats (ICG 699, ACFC, Local 699 et IATSE Local 891), nos travailleur·euses ayant accumulé des centaines d’heures d’expérience en vue de l’obtention d’un titre d’affiliation.
Sur le plateau, nos chef·fes maquillage, coiffure, costumes, régie extérieure, coordination à la production, composition musique, équipes BTS (behind-the-scenes) et EPK (electronic press kit) et accessoires étaient tous·tes autochtones. D’autres rôles d’importance étaient occupés par des Afrodescendant·es et des personnes racisées. En tout, nous comptions sur 180 acteur·trices et une équipe de tournage de 240 personnes. Parmi ceux-ci, 21 % étaient autochtones et 37 % s’identifiaient comme des personnes racisées.
En offrant des opportunités, du soutien et de la formation aux stagiaires autochtones, l’équipe de production a travaillé activement à la décolonisation de l’industrie et fait la promotion de la représentativité autochtone, devant comme derrière la caméra. Pour nous, il ne s’agissait pas de simplement produire un film; nous voulions contribuer à lancer des carrières et à offrir des chances à des personnes autochtones, afrodescendantes ou racisées à chaque étape du processus.
LES PROCESSUS
Dans le milieu du cinéma autochtone, un ensemble de processus est mis de l’avant pour garantir le respect des pratiques juridiques et culturelles des personnes autochtones. Dans cette section, nous survolons la complexité des mécanismes mis en place pour soutenir une représentativité authentique et respectueuse des diverses cultures autochtones.
Pratiques culturelles
Tous les aspects de la vie et de l’art sur les plateaux sont guidés par les traditions et les pratiques enracinées dans les différentes cultures autochtones. Et, de la même façon, ces pratiques autochtones s’intègrent dans le processus de réalisation des films. Chants traditionnels, langues et tenues cérémonielles se tissent dans les façons de faire, apportant authenticité et profondeur aux histoires racontées.
Des cadeaux utiles et spirituellement porteurs de sens ont été offerts à nos hôtes en temps opportuns. Le fait d’avoir pu assembler des médicaments et de les avoir présentés sous forme de cadeaux a été crucial pour nous. En guise d’emballage, j’avais commandé auprès des accessoiristes autochtones sur le plateau des attaches spéciales faites de cèdre et de tabac. Notre décision d’acheter des cadeaux, en particulier des éléments faits-main à partir de matières naturelles, dans des boutiques appartenant à des Autochtones ou encore auprès de fournisseurs, d’artisans ou de communautés autochtones a été fondamentale dans le processus. Ces entreprises ne sont pas toutes florissantes, alors ces cadeaux étaient d’autant plus porteurs de sens, et nos actions ont été vues comme une autre voie à emprunter pour avoir une incidence positive sur les gens et les communautés autochtones.
Parfois, en tant qu’agente de liaison culturelle autochtone, il m’est arrivé de devoir prendre des décisions quant à la manipulation d’œuvres d’art ou d’éléments culturels sur les plateaux ou dans les maisons, car notre équipe d’accessoiristes n’était pas formée pour ce type d’entreprise délicate. Il s’agissait de protéger de vraies œuvres, de se montrer respectueux de leur importance et d’en prendre soin, certaines étant fragiles. Il faut une formation particulière pour apprendre à manipuler adéquatement les tenues de cérémonie (empruntées, dans le cas qui nous concerne) ainsi que certains éléments spirituels et médicinaux traditionnels. L’un des concepts que nous avons tenté de bien communiquer, et nous reconnaissons que cette information aurait pu être diffusée plus largement, consistait à savoir faire la différence entre des objets qui ont une véritable importance (qu’elle soit culturelle ou personnelle) et d’autres qui ne sont que des costumes ou des accessoires. Il est irrespectueux de parler d’accessoires quand il était question des tenues de cérémonie et d’autres articles spirituels, alors il a été capital pour nous d’éliminer ce type de langage sur le plateau.
Pratiques juridiques autochtones
Au fil des siècles, les Premières Nations ont mis sur pied leurs propres systèmes et structures de gouvernance juridiques, et nous avons collaboré avec un avocat autochtone afin de nous assurer de les respecter. Au lieu de nous appuyer uniquement sur la Common Law britannique, nous voulions adhérer à toutes les pratiques et exigences juridiques autochtones. Pour ce faire nous avons implanté des mainlevées douanières pour les matériaux et la musique, en accord avec des responsabilités spécifiques d’un point de vue culturel. En misant sur des «ententes rédigées en langage simple et clair» (tel que recommandé dans le guide On-Screen Protocols & Pathways) nous avons approfondi nos obligations juridiquement exigibles quant à l’utilisation de la propriété intellectuelle, artistique et culturelle autochtone. Ainsi nous reconnaissons les pratiques juridiques strictes des protocoles autochtones de la côte ouest (West Coast Nations), où la DNUDPA (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones) est appliquée depuis 2019.
Expérience sur le plateau
Nous avons voulu créer un environnement de travail respectueux pour chacun des membres de la production, parce que tous, Autochtones et non-Autochtones, apportent leur contribution à la réussite d’un projet. Il était important que tous et toutes se sentent à l’aise de faire connaître leurs idées et sachent que leurs points de vue seraient reconnus. La sécurité psychologique offerte dans cet environnement de travail a favorisé un solide esprit d’équipe et une mentalité de collaboration dans toutes les phases de la production. La force et l’esprit de corps qui ont résulté de cet effort transcendent le produit final.
Compte tenu de la complexité de chaque détail du projet, il n’était pas possible pour nous d’adopter une seule et même approche pour toutes nos équipes. C’est pourquoi nous avons collaboré avec nos chef·fes de service pour établir des protocoles ou directives internes spécifiques à leurs sections. J’ai mis en place une structure qui favoriserait la participation et la rétroaction pour chaque service. Des expert·es dans une variété de domaines, que ce soit les langues et les traditions culturelles, la musique, la conception de tenues de cérémonies, les techniques de production ou encore la scénarisation, nous ont fait connaître leurs riches points de vue, nous aidant de ce fait à créer un film à la fois authentique et captivant. Beaucoup de collaborateur·trices nous ont dit que l’expérience vécue sur notre plateau était unique, l’un d’eux l’a même décrite en ces mots: intégrée, holistique et centrée sur les Autochtones.
Conclusion
Les lieux, les personnes et les histoires sont centraux dans le cadre de travail du cinéma autochtone, et Bone of Crows a joué un rôle crucial en aidant des gens de tous les horizons à comprendre certaines expériences autochtones. Grâce au soin apporté à chaque étape, nous avons pu faire découvrir à divers auditoires des savoirs sacrés, spirituels et médicinaux, et nous avons pu le faire d’une façon qui intégrait le film dans l’expérience de plateau de notre équipe. Tout comme il a fallu que la magie opère pour que le récit prenne forme à l’écran, nous avons cherché la même «magie» en réunissant les exigences des protocoles autochtones de la côte ouest aux traditions juridiques autochtones et coloniales et transformé nos pratiques en matière d’embauche et de mentorat pour que cette production ait un plus grand impact. Nous avons créé une mosaïque. Ça n’a pas été chose simple que de prendre soin à la fois de notre histoire et de ses artisans, mais le jeu en valait assurément la chandelle. Aujourd’hui nous pouvons présenter le résultat de nos efforts en sachant que nous avons travaillé de manière responsable afin de soutenir tous ceux qui y ont participé, d’honorer le passé des communautés et des gens représentés, et de mener par l’exemple au sein de notre industrie.