Pourquoi des personnages musulmans parfaits ne sont pas le gage d’une meilleure représentation des communautés musulmanes à l’écran
Dans une scène de la série télé Transplant (Transplanté en français), Bashir Hamed, le protagoniste musulman, fait sa prière sans aucune référence au terrorisme ou à la violence, chose rarissime à la télévision. En fait, toute la série le dépeint en héros musulman.
Toutefois, il serait facile (voire même risqué) de tomber dans le piège de la perfection et de contrecarrer l’image négative qu’ont les Musulman·es à l’écran en créant des personnages quasi-parfaits auxquels le public aurait du mal à s’identifier. Aux États-Unis, le personnage de Ramy - imparfait, complexe et aux prises avec une crise d’identité spirituelle – constitue un bel exemple d’anti-héros musulman.
Déjà, les membres de l’industrie des écrans qui tentent de vendre leur concept de série se font souvent rappeler qu’il existe déjà un Ramy[EP2] , une Hala[EP3] ou un Hasan Minha . Pourtant, pour Sue Obeidi, directrice du Muslim Public Affairs Council’s Hollywood Bureau, même si cela est «malheureux, ça ne restera pas éternellement ainsi» puisque ce qui compte, c’est l’art de raconter de bonnes histoires et la profitabilité. Elle mentionne que «si quelqu’un a une bonne histoire à raconter et que l’industrie fait une tonne d’argent avec ce projet, croyez-moi, personne ne s’attardera au fait que la série Ramy existe déjà.»
Merci, Trump?
La série FBI, diffusée à CBS, compte deux personnages principaux, dont l’un est musulman. La série The Red Line, sur NBC, présente un personnage musulman gai indien-américain. D’autres séries des États-Unis comme Grey’s Anatomy (Dre Grey, leçons d’anatomie, au Québec), DC's Legends of Tomorrow (DC: Les Légendes de demain, au Québec) et 9-1-1: Lone Star (911 Texas, au Québec), ont tous ajouté des personnages musulmans au cours des dernières années.
La liste continue de s’allonger et compte à présent deux films sur le passage à l’âge adulte dépeignant deux jeunes femmes musulmanes: Hala, écrit et réalisé par Minhal Baig, et Jinn, écrit et réalisé par Nijla Mu’min.
Et, bien sûr, Ramy est un incontournable.
La chercheuse Evelyn Alsultany confirme la tendance: «C’est du jamais vu, le nombre de séries télé dépeignant des personnages musulmans qui ne sont ni terroristes, ni de fervents patriotes.»
Evelyn Alsultany explique en détail le volet «patriotique» dans son livre Arabs and Muslims in the Media: Race and Representation after 9/11: «Après le 11 Septembre, nous avons vu davantage de personnages terroristes à l’écran, certes, mais nous avons aussi vu des personnages patriotes, spécialement dans un contexte de terrorisme.»
«Le scénario était ancré dans un contexte de terrorisme, alors on s’imaginait que le terroriste était arabe ou musulman, mais au dénouement de l’histoire, on apprenait que le terroriste était en fait un homme blanc», explique Evelyn Alsutlany. «C’est quasiment devenu la norme», ajoute-t-elle.
«Puis, durant quelques années, sans doute durant la présidence d’Obama, des portes se sont ouvertes à la faveur de personnages musulmans laïques (...): si l’Islam ne revêt pas d’importance pour vous, nous serons enclins à vous inclure dans notre vision de l’Amérique multiculturelle», explique Evelyn Alsultany en mentionnant la série Master of None, d’Aziz Ansari, et le film The Big Sick, de Kumail Nanjiani en guise d’exemples.
La phase subséquente est survenue quand Trump, avant de devenir président, a annoncé l’interdiction de territoire aux Musulman·es: «Les scénaristes et producteur·trices ont senti la crise, ce qui a engendré une autre transformation. J’ignore si la série Transplant (Transplanté) aurait vu le jour il y a cinq ou dix ans», ajoute Evelyn Alsultany.
Si l’élection de Trump a «résulté d’un système de résistance dans la création» à Hollywood, rien n’aurait été possible sans le travail de quelques scénaristes et producteur·trices musulman·es, qui ont œuvré en coulisse durant des décennies », selon Sue Obeidi. «Ces personnes ont soudainement eu accès à une tribune», explique-t-elle.
Inspiré par le test Riz, le test Obeidi-Alsultany est né pour pousser la réflexion encore plus loin, «compte tenu de l’élargissement prometteur de la représentation des Musulman·es et du vaste bassin de scénaristes musulman·es de talent dans l’industrie», expliquent les autrices du test dans une lettre ouverte publiée en juillet 2020. Selon Sue Obeidi, un autre aspect important à considérer est qu’il est question de «l’industrie du divertissement» pour la simple et bonne raison qu’«au fond, l’industrie voit le potentiel lucratif de ce phénomène puisqu’il génère des revenus en racontant ces merveilleuses histoires.»
En 2017, quand il a commencé à rencontrer des producteur·trices pour vendre le concept de Transplant (Transplanté), Joseph Kay a été témoin d’une ouverture envers ces personnages nouveau genre: «Je pense que comme Bashir est un personnage musulman et un réfugié, et qu’il a un passé peu commun à l’écran, ça a été plus facile [de convaincre les gens].»
Même si Transplant (Transplanté) réussit le test Obeidi-Alsultany, Evelyn Alsultany indique que «dans le premier épisode, on est porté à croire que Bashir pourrait avoir perpétré une attaque terroriste, puis on découvre qu’il n’a rien à voir avec tout ça. Était-ce vraiment nécessaire? Ce qui me préoccupe, c’est que si l’interdiction de territoire visant les Musulman·es a donné lieu à une réponse, cela signifie-t-il qu’en l’absence de crise, la réponse pourrait finir par s’estomper?», ajoute-t-elle.
«Ni facile, ni évident»
Las des personnages d’anti-héros, Joseph Kay, créateur de Transplant (Transplanté) et directeur de série de la première saison, a décidé tôt que le personnage de Bashir serait un héros. «Oui, il est brave et pose des gestes héroïques à titre de médecin, mais j’avais très envie de le rendre équilibré, qu’il soit un humain auquel les gens s’identifient (...) Et à mes yeux, c’est un défi perpétuel», dit-il.
Bashir est un personnage complexe et multidimensionnel. Sa foi n’est qu’un des aspects de son identité. Cependant, dans le pilote, il sauve la vie de clients après qu’un camion a foncé dans le restaurant où il travaille. Parmi les clients se trouve le Dr Jed Bishop, responsable de l’hôpital où Bashir a postulé un peu plus tôt. Grâce à son geste héroïque, les compétences de Bashir sont enfin reconnues et la personne qui vient de rejeter sa candidature lui offre finalement une résidence.
Même si ce genre de situation n’affecte pas que les Musulman·es, ce genre de représentation pourrait nuire à l’image des demandeur·euses d’asile, puisqu’elle renforce l’idée qu’il existe de «bons» et de «mauvais» réfugiés.
Quand on évoque la question, Joseph Kay précise que Khaled, l’un des meilleurs amis de Bashir dans l’émission, est sans papiers : «Il est dans une zone grise. Ça n’est pas qu’il est mauvais en soi, c’est vraiment une bonne personne aussi. En l’observant, certains penseront peut-être qu’il enfreint des règles. J’avais envie que le public soit de son côté à lui aussi», indique Joseph.
Selon Evelyn Alsultany, «pour bien des scénaristes et membres du milieu de la production[EP12] , la solution consiste à contrer les stéréotypes négatifs en adoptant une représentation positive. Et si cela n’était pas aussi simple que cela? (...) La seule série qui dépeint une situation plus compliquée est Ramy, et c’est sans doute parce qu’elle est écrite par un Musulman arabe», ajoute-t-elle. Ramy n’est pas très sympathique. Il l’était durant la première saison, mais je n’aime pas le Ramy de la deuxième saison. À mon avis, c’est un choix des scénaristes.»
Pour Sue Obeidi, le changement de direction qui a mené à une représentation plus positive est une étape naturelle qui mènera probablement à un équilibre. «Il faut que ça se produise de manière naturelle, et c’est ce qui se passe en ce moment», mentionne-t-elle.
L’autocensure des Musulman·es
Ramy est une série controversée car elle met en vedette un Musulman imparfait qui a du mal à épouser sa foi. Dans Transplant (Transplanté), un collègue demande à Bashir s’il est pratiquant et ce dernier lui répond: «Il m’arrive de prier cinq fois par jour, et il m’arrive de ne pas prier du tout», réplique écrite par Hamza Haq, l’acteur principal.
«Quand j’ai écrit Little Mosque on the Prairie (La Petite Mosquée dans la prairie), ça a choqué bien des gens: pourquoi tous les personnages musulmans n’étaient-il pas aussi bons?, révèle Zarqa Nawaz. Il a fallu beaucoup de temps à la communauté musulmane pour reconnaître la nécessité de présenter des personnages ayant des défauts».
Zarqa, son projet suivant, est une websérie comique mettant en vedette une femme musulmane superficielle qui s’invente un fiancé neurochirurgien blanc après avoir appris par les médias sociaux que son ex allait épouser une femme blanche.
Nawaz a eu l’idée de créer ce personnage après avoir lu des articles sur The Big Sick: «Ça a choqué de nombreuses Musulmanes, qui ont eu l’impression que le film se moquait d’elles, et que la femme blanche était un trophée (...). J’ai pensé que ce serait drôle de rire d’une telle situation (...) et de jouer avec les stéréotypes.»
Zarqa a obtenu du financement l’année dernière et CBC Gem produit la série qui débarque sur les écrans en mai 2022.
De l’autre côté de l’océan, la comédie britannique We Are Lady Parts, écrite et réalisée par Nida Manzoor, dépeint les tribulations complexes d’un groupe musical punk formé par des Musulmanes de différents horizons.
Place aux histoires racontées par des Musulman·es
Les actrices et acteurs sont aussi touchés par la situation. Maissa Houri, actrice canado-libano-syrienne, a souffert du manque de rôles pour lesquelles elle pouvait auditionner. «Il faut que je porte un hijab ou que j’aie un accent. Pourquoi ne pourrais-je pas jouer la fille d’à côté? Même au cours de la dernière année, la plupart des rôles pour lesquels j’ai auditionné en arabe étaient ceux de réfugiées. Avant, il fallait jouer les terroristes, et à présent, ce sont des réfugiées», dit-elle.
Si Maissa Houri joue dans des vidéos commerciales et d’entreprises, elle n’a jamais pu décrocher de rôle dans un film. Alors, elle a imaginé ses propres émissions et ses propres rôles. Elle a financé elle-même son premier projet, Dirty Love, série qu’elle a réalisée avec l’aide de bénévoles et d’artistes émergents. Elle joue le rôle principal, celui d’une femme musulmane sans emploi qui se résout à vendre des jouets sexuels pour survivre. Elle boit, elle jure et elle vit même avec un colocataire masculin gai. Maissa a donc réuni tous les rôles pour lesquels elle ne pouvait pas auditionner à titre d’actrice musulmane.
Le père de Maissa, qui joue son propre rôle dans l’émission, a parlé de Dirty Love avec fierté, mais «juste à ses amis blancs», ajoute-telle.
Quand on lui demande si le fait de créer son propre rôle a aidé sa carrière, elle répond: «Un peu. Ça m’a aidé à ce que les gens voient que je fais de mon mieux, que je travaille fort.» À l’heure actuelle, Maissa Houri collabore avec un producteur pour concevoir une émission pour les télédiffuseurs à propos d’une famille musulmane et qui «n’a rien à voir avec la religion».
Droits d’auteur et représentations diverses
Une étude récente de l’école USC Anneberg, appuyée par l’acteur Riz Ahmed, nommé aux oscars, a révélé que parmi les 8 965 personnages parlants dans les 200 films ayant généré les revenus les plus élevés de 2017 à 2019 aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande, seul 1,6 % d’entre eux étaient musulmans. Et parmi ceux-là, uniquement 4,4% d’entre eux jouaient des rôles de premier plan.
L’étude a aussi mis en lumière le fait que les personnages musulmans étaient «ancrés dans des contextes temporels et géographiques soutenant l’idée qu’ils étaient des «étrangers», ou «autres», puisque plus de la moitié des personnages musulmans de premier et de deuxième plans étaient des immigrant·es, des migrant·es ou des réfugié·es, et près de la moitié des personnages principaux et secondaires évalués parlaient avec un accent indiquant qu’ils n’étaient pas des locuteurs natifs de l’anglais (sans égard à l’accent états-unien, britannique ou australien).
Même si l’étude ne comprend pas les médias canadiens, le Canada compte un million de personnes musulmanes, «ce qui représente 3,2 % de la population totale de la nation», selon l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011. Elles proviennent de différentes cultures et de divers pays (allant du Maroc au Pakistan et au-delà), parlent différentes langues et vivent leur foi de bien des manières.
Il ne faut donc pas les représenter d’une seule façon. «Côté représentation, l’objectif crucial est d’offrir des portraits divers. Ainsi, même si je me suis montrée critique par rapport à Aziz Ansari, à Kamil Nanjiani et aux personnes musulmanes laïques, ils font tous partie de la communauté musulmane. Je ne prétends pas qu’ils ne devraient pas être représentés, mais à ce moment-là, ils ont joué un rôle particulier», explique Evelyn Alsultany.
«Je n’ai aucun problème à voir des Arabes et des Musulman·es dépeint·es comme des terroristes. Le problème, c’est qu’historiquement, nous n’avons que rarement été vus dans d’autres contextes. Et précisément, la répétition constante d’une même image peut devenir très dangereuse. Cela a causé beaucoup de tort puisque ça a encouragé des États-Uniens à soutenir la guerre dans des pays musulmans. L’impact est bien réel», ajoute-t-elle en citant une étude de Muniba Saleem.
Pour l’activiste Sue Obeidi, le but ultime est d’atteindre un niveau où «100 % des projets seraient nôtres, pour qu’ainsi rien ne soit écrit sur nous sans nous (...) mais si nous arrivons entre temps à faire pencher la balance dans cette direction en favorisant l'établissement d'une masse critiques de raconteurs et raconteuses d'histoires musulmans, ce sera déjà formidable!»
Comme les personnages musulmans évoluent à l’écran, Sue Obeidi et Evelyn Alsultany se montrent ouvertes à la possibilité d’adapter le test pour rehausser les standards afin de favoriser une représentation encore meilleure.