Produire coûte que coûte : à la rencontre des réalisateurs entrepreneurs de l’Î.-P.-É.
À l’Île-du-Prince-Édouard, des réalisateurs ont trouvé des façons créatives de mener leurs projets à terme à l’extérieur de l’espace télévisuel traditionnel. Adam Perry, Harmony Wagner et Jeremy Larter partagent comment ils ont utilisé des programmes à micro-budget, le socio-financement ainsi que YouTube pour produire d’excellents résultats malgré leurs moyens limités.
Les cinéastes de l’Île-du-Prince-Édouard ont tous une qualité commune qui les définit : le courage. Ils font preuve de détermination et veulent réussir à produire coûte que coûte. Cela peut s’avérer une tâche gigantesque dans la plus petite province du Canada. Le gouvernement provincial n’offre aucun crédit d’impôt, l’offre de formation technique est limitée et les soutiens financiers offerts pour les productions télévisuelles et cinématographiques se font rares.
« Sans infrastructure ou incitatif à produire des films à l’Île-du-Prince-Édouard, l’industrie locale que nous avons ici est formée principalement d’artistes qui produisent des œuvres pour le cinéma par passion. Nous formons une belle bande de scénaristes et de réalisateurs… Mais il serait impossible de réaliser une production “traditionnelle” en bonne et due forme sans l’apport de ressources humaines et financières provenant de l’extérieur de la province », explique Adam Perry, un scénariste, producteur et réalisateur de l’Île-du-Prince-Édouard.
« Nous avons tous eu à redoubler d’efforts au cours des dernières années et, à mon avis, c’est pourquoi l’Île-du-Prince-Édouard est aujourd’hui capable de se tailler une place dans le secteur des films indépendants. »
À la frontière des médias numériques
Perry est un de quelques réalisateurs de l’Île-du-Prince-Édouard ayant réussi ce qui semblait impossible, c’est-à-dire à se bâtir une carrière à temps plein dans l’industrie en créant des webséries. En 2007, de concert avec le producteur, scénariste et réalisateur Jeremy Larter, il a conçu deux saisons de Profile PEI, une websérie comique qui suit les mésaventures de quelqu’un qui s’improvise scénariste.
En 2009, il a produit une deuxième websérie intitulée Jiggers. Cette comédie dramatique raconte l’histoire d’un gigueur au pas lent et d’un rappeur qui font leur entrée dans l’industrie de la musique.
« YouTube venait à peine de naître. Nous étions jeunes, célibataires et – surtout – sans emploi et nous ne trouvions pas mieux à faire sur l’île. Nous sommes donc devenus en quelque sorte accrocs à l’attention que nous recevions chaque semaine après avoir écrit, filmé, monté et diffusé un nouvel épisode », explique-t-il.
Son travail sur ces séries Web a mené à des productions de plus grande envergure, comme plusieurs des webséries du chef Michael Smith dont la populaire série Lentil Hunter.
« Les gens en réclamaient toujours plus en ligne, où la qualité était moins importante et où le contenu comptait pour tout. Nous n’avions donc pas besoin des traditionnels moyens de subvention et crédits d’impôt cinématographiques pour réaliser nos productions. Il ne nous fallait que quelques outils, soit une caméra, un micro et un ordinateur. »
Son premier long métrage
Perry a aujourd’hui rédigé le scénario de son propre long métrage, qu’il compte réaliser en 2017. A Small Fortune raconte l’histoire d’un agriculteur de l’Île-du-Prince-Édouard qui cultive de la mousse d’Irlande. Il trouve un sac rempli d’argent sur la rive. Peu après, il y trouve également un cadavre.
Il a participé au concours de scénarisation Reddit 2016 et son scénario s’est classé au 4e rang.
« Je peux remercier l’explosion de la vidéo diffusée en continu pour la carrière que j’ai réussi à me bâtir dans l’industrie. Depuis mes débuts, je conçois et distribue mes œuvres gratuitement. Étant donné ma vaste expérience acquise en ligne, j’ai toujours jugé que mon objectif ultime était la réalisation d’un long métrage et c’est exactement ce que je m’apprête à faire », affirme-t-il.
Dans le cadre du concours, Perry a pu bénéficier de conseils en matière de scénarisation d’une grande agence de scénarisation britannique. Il a depuis produit un court métrage d’une durée de 14 minutes qui lui sert de carte de visite pour son long métrage.
« Nous bénéficions du soutien de l’Institut national du cinéma et du Fonds Harold Greenberg. Il ne nous reste donc qu’à convaincre Téléfilm et le gouvernement provincial de l’Île-du-Prince-Édouard. C’est tout un défi », avoue-t-il.
« Ici [à l’Île-du-Prince-Édouard], les cinéastes de ma génération ou plus jeunes que moi n’ont jamais eu accès à des crédits d’impôt. Si nous en bénéficiions, c’est sûr que le nombre de productions cinématographiques et télévisuelles serait plus élevé. »
La pensée créative pour obtenir du financement
Le long métrage Kooperman de Harmony Wagner est une grande réussite pour l’Île-du-Prince-Édouard. C’est le premier long métrage à avoir été entièrement filmé sur l’île. Wagner et le producteur Jason Rogerson avaient obtenu du financement du Programme de production à micro-budget de Téléfilm.
À l’instar de Perry, elle comptait de l’expérience dans la réalisation de courts métrages, mais affirme qu’il faut faire preuve de beaucoup de pensée créative pour financer un long métrage à l’Île-du-Prince-Édouard. Pour sa part, elle a capitalisé sur les thèmes BD du film.
« À mon avis, ce qui était intéressant de la perspective de Téléfilm est que nous visions à utiliser le thème du Comicon dans son ensemble comme véhicule pour assurer une meilleure visibilité au cinéma canadien dans des canaux alternatifs. Nous avons été présents au Hal-Con, à l’Animaritimeet à la Calgary Comic and Entertainment Expo, la plus grande exposition de l’Ouest canadien », explique-t-elle.
Se tourner vers le socio-financement
Toutefois, malgré le soutien de Téléfilm, le financement ne suffisait pas. Wagner et Rogerson ont lancé une campagne sur Kickstarter et réussi à lever 2 885 $ pour la production.
Pour financer la distribution et la promotion, ils se sont également tournés vers le socio-financement en lançant la campagne Kooperman on the Big Screen! Ils ont loué une salle de cinéma Cinéplex à Charlottetown et y ont tenu une présentation du film dans l’objectif de lever des fonds. L’événement a rapporté 2 870 $ et a donné à l’auditoire une rare chance de visionner du contenu local dans une grande salle, selon ce que prétend Wagner.
« Ici à Charlottetown, notre salle Cinéplex ne présente pratiquement aucun film canadien parce que l’espace est si limité. Le défi est donc non seulement de faire produire son film, mais aussi d’en assurer le rayonnement. Si vous n’avez pas d’argent, il devient très difficile de se tailler une présence aux festivals pour faire la promotion de son œuvre », dit-elle.
Wagner se désole de l’absence d’un crédit d’impôt provincial. Un tel crédit lui aurait sûrement grandement facilité la production de Kooperman.
Harmony Wagner sur le plateau de tournage de Kooperman
« Nous faisons tous des pieds et des mains pour rester sur l’île et produire nos œuvres ici. Sans avoir 25 % à mettre sur la table, il est très difficile de convaincre quiconque à nous financer la part du lion qu’il nous faut pour faire diffuser nos œuvres à la télé. »
Elle affirme toutefois avoir fait ce qu’elle devait faire pour être cinéaste à l’Île-du-Prince-Édouard. Elle a dû jouer de nombreux rôles pour y parvenir.
« Il faut tout faire. Déplacer du mobilier, préparer des sandwiches... Payer les gens est une priorité. Nous payons nos gens dans la mesure du possible tout en veillant à ce que tout un chacun vive une expérience positive. »
Se fier les uns aux autres
Jeremy Larter a commencé à produire des courts métrages pour le web avec Adam Perry et il ne l’a jamais regretté. En 2012, lui et le producteur Geoff Reed ont créé Just Passing Through, une websérie immensément populaire diffusée par épisodes de 30 minutes sur YouTube. John Doyle du Globe and Mail est allé jusqu’à qualifier la série de l’une des meilleures émissions télévisées canadiennes de 2013. Tout un accomplissement pour un programme numérique de l’Île-du-Prince-Édouard.
« De premiers longs métrages venaient à peine d’être diffusés sur Netflix et nous pensions qu’il s’agissait peut-être de notre seule chance d’entreprendre quelque chose d’aussi ambitieux », explique-t-il.
Le Fonds indépendant de production (FIP) et Innovation PEI ont financé la première saison de la série, mais l’entente intervenue entre le gouvernement provincial et le FIP a pris fin l’année suivante et Larter fut forcé de retourner à la case départ.
Il a lancé une campagne sur Kickstarter qui lui a permis d’amasser 56 000 $. Il a réussi à produire la saison 2 grâce au socio-financement et au Fonds indépendant de production.
À mesure que la série de Larter gagnait en popularité, il semblait être sur le point de percer la télé traditionnelle, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Larter affirme que Just Passing Through était aussi sur le point de faire l’objet d’une entente avec Shomi (le service de diffusion en continu propriété de Rogers et de Shaw).
Mais Shomi a cessé d’être en novembre 2016. « Tout continuait d’être repoussé et des décisions ont été mises en suspens jusqu’à l’annonce de la fin du service », explique-t-il.
Un long métrage financé par le public
À l’été 2016, Larter a produit Pogey Beach, une série Web dérivée de Just Passing Through. Il a diffusé un épisode de 10 minutes sur YouTube et, après avoir moussé les appuis auprès d’auditoires, a décidé de transformer la série en long métrage. Il a lancé une campagne de socio-financement pour en financer la production.
« Ce fut un succès pour les adeptes de l’émission, dont certains s’y sont accrochés plus que dans le cas de Just Passing Through. Nous avons lancé une campagne sur Kickstarter en juin 2016, ce qui nous a permis de lever plus de 55 000 $ pour financer la version long métrage de Pogey Beach », explique-t-il.
La film a été tourné en août et septembre 2016. Larter espère le diffuser tôt en 2017 et compte faire appel à un service de diffusion en continue à cette fin.
Réussir a un prix…
Tous les trois cinéastes continuent de produire des films, mais ils avouent que leur travail comporte souvent un prix personnel en l’absence d’un crédit d’impôt provincial.
« Si vous voulez produire des films, vous devez vous résigner à le faire sans aide gouvernementale… Nous devons donc faire des sacrifices et financer nos projets nous-mêmes, ce qui peut aussi être stressant », dit Larter.
Mais Larter est optimiste quant à l’avenir de la production cinématographique sur l’Île-du-Prince-Édouard. Tout comme Adam Perry, mais ce dernier affirme que les cinéastes doivent simplement travailler plus fort que les créateurs situés ailleurs au pays.
« Ça nous a pris quelques années à encaisser des rejets avant de comprendre comment concurrencer avec le reste du Canada. Par conséquent, nous sommes devenus de meilleurs vendeurs de nos œuvres », ajoute Adam Perry.
« Notre province a une riche culture narrative, et ce n’était qu’une question de temps avant que nos récits ne soient entendus », dit-il.
Il existe aussi certains avantages naturels de travailler sur l’île, selon Harmony Wagner : « L’Île-du-Prince-Édouard est d’une incroyable beauté et présente une grande variété d’intérieurs et d’extérieurs tout près. Puis, on y trouve un incroyable bassin de talents – des comédiens et des musiciens – ainsi que de formidables artisans et équipes. Beaucoup de gens très talentueux veulent rester [sur l’île]. »