Redéfinir le cinéma autochtone
Souvent, quand on porte un scénario autochtone à l’écran, on sent l’obligation d’y glisser des décennies de contexte historique. Des conséquences du colonialisme au racisme systémique et tout ce qu’il y a entre les deux, cette histoire s’infiltre dans nos films. Les cinéastes autochtones doivent se demander qui forme leur auditoire: un public qui connaît cette histoire dans ses moindres détails ou des gens pour qui tout cela est nouveau? Il faut adapter l’approche en fonction de la réponse. Doit-on donner de longues explications et les présenter de façon logique ou est-ce que ça n’aura pour effet que d’alourdir l’histoire?
Ce sont toutes ces considérations qui rendent le projet expérimental Ste. Anne, de Rhayne Vermette, si enthousiasmant. Bien souvent, soit les scénaristes et cinéastes autochtones n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre, luttant constamment pour être vu·es et ententedu·es, soit ils·elles sont épuisé·es à force de se battre pour reprendre leurs histoires des mains de non-autochtones.
Dans le Ste. Anne de Vermette, on suit l'histoire de Renée, qui revient dans sa ville natale, Ste. Anne, au Manitoba, après une absence de quatre ans. Pourtant dans ce film de 80 minutes, c’est l'amour et la beauté de la nature qui est au centre de l’attention, bien plus que Renée et sa famille. Les dialogues – certains scriptés, d’autres improvisés – sont relégués au second plan pour laisser toute la place aux images en 16 mm de cours d’eau qui ruissellent et d’herbes longues qui ondulent au rythme de la riche trame sonore de la nature. En résulte un long-métrage impressionniste à propos d’une famille métis et de sa relation avec le lieu où elle vit. Ste. Anne n’est pas hermétique, mais le film ne révèle pas tout à son auditoire. Il vous invite à jeter un œil furtif aux tantes qui papotent dans la cuisine, autour de la table, alors que leur conversation flotte doucement jusqu’à vos oreilles, tandis que êtes dans une pièce voisine.
Également présenté à imagineNATIVE, Faces, Displays and Other Imaginary Things, de l’artiste klamath, modoc et cherokee Woodrow Hunt, est un court-métrage qui emmène le public faire une ballade idyllique en voiture. Mais la prémisse est trompeuse, et l’on est interrompu quand un message défile soudainement à l’écran, expliquant ce qu’était le Civilian Conservation Corps – programme fédéral américain mis sur pied par l’ancien président Franklin Delano Roosevelt et qui avait déplacé de nombreux Autochtones dans des campements temporaires afin qu’ils contribuent à construire barrages, routes, chemins pour les camions et sentiers de randonnée.
Le réalisateur fait apparaître un mini-écran dans le cadre pour présenter des images d’archives en noir et blanc du département de l’intérieur, montrant des hommes autochtones nourrissant du bétail et travaillant sur une ferme. Puis, Hunt remixe la dernière phrase du narrateur, « rebuilding and developing lands » (reconstruire et développer le territoire), et l’écran devient rouge. Dans un trait d’humour noir, la musique gaie et dansante s’ajoute à la voie du reporter, lequel soutient que ce programme a été très bénéfique pour les Autochtones. Puis, on s’attarde sur un plan où l’on voit de l’eau s’écouler d’un barrage en nous ramenant au temps présent.
Les films autochtones expérimentaux apportent un élément neuf et évocateur dans le paysage cinématographique, et les jurés dans les divers festivals de cinéma l’ont remarqué. Ste Anne a remporté le prix Amplify Voices du Meilleur film canadien, assorti d’une bourse de 10 000 $, au Festival international du film de Toronto avant d’être présenté à imagineNATIVE, où le prix Innovation in Storytelling (innovation dans l’art de raconter des histoires) a été remis au cinéaste groenlandais Pilutaq Lundblad pour son film Puisi. Le court-métrage d’une durée de 2 minutes commence par de gros plans en plongée sur la terre gelée et une étendue d’eau noire. Puis, on se rapproche graduellement jusqu’à montrer un chasseur sur un bateau qui regarde dans la lunette de visée de sa carabine. Des coupures syncopées font défiler des images sanglantes et colorées, depuis la terre et l’eau, jusqu’au chasseur, à l’animal et, finalement, à l’assiette.
La cinéaste Alexandra Lazarowich (Fast Horse) a co-fondé COUSIN en 2018 avec Sky Hopinka, Adam Khalil et Adam Piron afin de soutenir les artistes autochtones qui souhaitent expérimenter avec la forme et le genre artistique.
«Notre mission est de financer des projets qui ne le seraient peut-être pas autrement, que ce soit aux États-Unis ou au Canada, parce qu’ils sont trop expérimentaux, trop éloignés de ce que recherchent les organismes de financement», explique-t-elle.
Ste. Anne est l’un des films financés par l’organisme à but non lucratif.
«[Rhayne] s’éloigne réellement de ce qu’on connaît du cinéma autochtone… [elle] a créé quelque chose d’unique. Le grand public n’avait pas encore été exposé à cette manière de raconter des histoires.»
Lazarowich souligne aussi avec contentement que la réalisatrice a su mettre à contribution la communauté cinématographique de Winnipeg qui, selon ses dires, est immense, riche et pleine de talent.
Selon elle, l’héritage cinématographique de Rhayne Vermette s’inscrira en marge des contenus typiquement autochtones auxquels le public s’attend.
«[Ste. Anne] se positionne dans une mouvance créative caractérisée par des voix vraiment originales, dit-elle. Selon moi, les créateur·trices ont longtemps été coincé·es entre deux possibilités: structure tripartite ou récit historique à propos des autochtones. On explore maintenant le concept fascinant du futurisme autochtone, comme dans Night Raiders. Au cours des deux prochaines années, des projets très excitants verront le jour, et ils vont ouvrir nos horizons et transformer la perception que nous, les Autochtones, avons de nous-mêmes ainsi que notre façon de raconter des histoires. Nos récits sont souvent circulaires, ils ne conviennent donc pas à une structure en trois actes.»