Télé sociale : une réelle influence sur les cotes d’écoute? Une étude qui ne fait pas l’unanimité
Le 6 août dernier, la firme de sondages américaine Nielsen annonçait la toute première étude démontrant – chiffres à l’appui – que Twitter aurait une certaine influence sur les cotes d’écoute télévisuelles. Après une analyse minute par minute de 221 émissions, l’étude conclut que près de la moitié des émissions ont été mentionnées sur Twitter alors qu’un volume élevé de gazouillis avait fait grimper les cotes d’écoute de 29 % de ces émissions. De plus, l’étude avance que l’influence diffère selon le genre d’émission. Les émissions les plus susceptibles d’être influencées sont les télé-réalités, les comédies et les diffusions d’événements sportifs.
Pour mener cette étude, Nielsen a utilisé des outils de mesure fournis par Social Guide. Ces outils, qui calculent l’influence des réseaux sociaux sur la télévision, font partie intégrante des développements futurs de Twitter, qui acquérait d’ailleurs en février 2013 Bluefin Labs. Ce dernier est spécialisé dans l’analyse des flux de télévision sociale et s’est inspiré de recherches du MIT Media Lab pour parfaire son outil de mesure. Twitter a également acquis, en août 2013, la société Trendrr, spécialisée elle aussi dans l’analyse de l'influence des réseaux sociaux sur la television. De son côté, le Canada compte sa propre firme de mesure d’influence, l’entreprise Seevibes, située à Montréal. Une entrevue avec le fondateur de Seevibes, Laurent Maisonnave, sur la relation entre réseaux sociaux et audiences télé est disponible sur le site InnovaTV.
UNE RÉELLE INFLUENCE?
Mais les réseaux sociaux ont-ils une réelle incidence sur la façon de consommer la télévision? Selon certains spécialistes, l’étude de Nielsen serait biaisée, car la mesure d’influence de Twitter sur l’audimat télévisuel n’est pas unidirectionnelle. Sachant que plus les gens regardent une émission, plus ils sont enclins à en parler sur Twitter, l’inverse serait conséquemment vrai : plus on parlera d’une émission sur Twitter, plus les gens seront susceptibles de vouloir la regarder. La réelle conclusion à tirer sur le lien qui unit les deux plateformes reste relativement ambiguë. Et Facebook dans tout cela? On sait que l’entreprise de Mark Zuckerberg est à parfaire et adapter les pages justement pour répondre aux besoins des diffuseurs et producteurs d’émissions télévisées.
Et qu’en pensent les producteurs, stratèges et spécialistes de la télévision d’ici? Sont-ils d’avis que les réseaux sociaux ont vraiment une influence sur l’affluence télévisuelle?
Paul McGrath, chef de production responsable des médias interactifs pour la CBC, avance que Twitter ne possède pas un bassin d’abonnés assez grand pour agir comme levier dans l’augmentation des cotes d’écoute d’une émission de télévision. « Étant donné que la majorité de la population ne possède ou n’utilise pas un compte Twitter et sachant que la plupart des gazouillis ne sont lus que par une fraction d’abonnés, il en découle que seulement une fraction d’une fraction d’abonnés seraient assez motivés pour changer de poste ou allumer le téléviseur. Et même en ne tenant pas compte de tout ça, il est difficile d’imaginer que Twitter influence à ce point les statistiques. » [traduction libre] Source
Selon Nadine Mathurin, gestionnaire de communauté à Radio-Canada, la portée est « difficile à calculer. Personne n’est encore vraiment capable de le faire. » L’ex-gestionnaire de communauté derrière le méga-succès social de l’émission Un souper presque parfait croit plutôt que les réseaux sociaux aient eu un lien direct avec l’augmentation marquée des cotes d’écoute de cette émission. « Mais ça fait quatre ans et c’était le premier (NDLR : la première émission à obtenir un tel écho sur les réseaux sociaux). Ça ne veut pas dire que ce n’est pas important. Mais la portée n’est plus la même », ajoute-t-elle, invoquant le fait que la télé sociale est maintenant omniprésente et n’en est plus à ses balbutiements.
André Ducharme, scripteur et narrateur de l’émission, avoue que « la direction de V est convaincue que les médias sociaux, en particulier Twitter, sont en partie responsables du succès de USPP [Un souper presque parfait] », même s’il est difficile d’en mesurer la portée. Par contre, il ajoute du même souffle que « les médias sociaux ont compensé un manque en publicité traditionnelle ». Toujours selon André Ducharme, l’échange avec les téléspectateurs a permis de tisser « des liens de proximité avec le public qui sont assez rares en télévision. Dans les premiers mois, les médias sociaux étaient le seul endroit où on parlait de USPP. Aucune publicité nulle part et aucune couverture des critiques télé qui étaient convaincus que l’émission ne fonctionnerait pas. Les réseaux sociaux auraient donc été le déclencheur. »
Jean-Luc SansCartier, ex-gestionnaire de communauté à Musique Plus et aujourd’hui stratège produits mobiles et médias sociaux à RDS, pense que « cela a une influence. Si ce ne sont pas les cotes d’écoute qui montent, c’est la rétention de la clientèle qui est en hausse. » Il rajoute que l’engagement compte pour beaucoup dans le calcul. « Chez MusiquePlus, les émissions avec de l'interaction sont écoutées plus longtemps que les autres. » L’abondance de l’offre télévisuelle est une autre raison pour laquelle une stratégie sociale devrait être élaborée pour chaque émission. « Il y a tellement d'émissions, le choix est complexe à faire. » En ce qui a trait à l’influence réelle, il cite en exemple le hockey, où les gens sur les réseaux sociaux se ruent vers la télévision lorsque le score est serré. Néanmoins, il persiste et signe : l’'influence se fait sentir dans une approche globale. « Pour les petites chaines, c'est surtout la fidélisation et la rétention qui sont importantes. Gagner 1-2-3 minutes d'antenne d'un téléspectateur, c'est aussi important que d'en avoir des nouveaux» (NDLR : La rétention se définit par le temps passé à écouter une émission alors que la fidélisation est plutôt le principe de voir le téléspectateur revenir semaine après semaine.)
Pour sa part, Richard Gohier, producteur d’Infoman à Radio-Canada, ne croit pas que les cotes d’écoute soient influencées par une présence accrue dans les réseaux sociaux. Selon lui, ils (les réseaux sociaux et les blogues) attirent surtout les amateurs d’une émission. « Il y a peut-être un nouveau téléspectateur qui s’ajoutera à l’occasion, mais ce sont surtout les amateurs de l’émission qui iront visiter le blogue et les comptes Twitter et Facebook. » Cependant, contrairement à Un souper presque parfait, Infoman existait depuis plusieurs années au moment où la production a créé ses comptes sociaux. Richard Gohier considère plutôt la présence d’une émission dans les réseaux sociaux comme un produit dérivé. « C'est comme vendre des t-shirts. Pour l'acheter, tu dois d'abord aimer le band. Mais il faut aussi que le t-shirt soit le fun. En fin de compte, ça diversifie notre produit. » Il ajoute que, grâce à cette présence accrue sur Internet, l’émission a pu ajouter un nouveau membre à son équipe, ce qui a eu pour effet d’augmenter le contenu : « Ça nourrit les idées. » Mais là où le producteur pose le doigt sur le fond de la question, c’est lorsqu’il compare l’auditoire des réseaux sociaux à l'auditoire télévisuel, ce qui rejoint le point de vue de Paul McGrath. « À la télévision, c’est 650 000 personnes qui nous regardent, deux millions et demi lors du spécial de fin d’année. Les réseaux sociaux, ça a toujours bien ses limites. » (Infoman compte 100 000 abonnés Twitter et 30 000 adeptes Facebook.) Et il renchérit : « Lors de la diffusion de l’émission, ce sont toujours les mêmes 50 abonnés qui commentent sur Twitter. Des gens qui seraient là de toute façon. Je pense qu'on a la chance d'avoir un produit qui plaît à ce type de communauté. »
Pour Micho Marquis-Rose, producteur délégué au développement, nouveaux médias pour LP8 Média, « un producteur qui décide d'écouter les réseaux sociaux […] démontre clairement comment ceux-ci ont une influence importante sur les productions et donc leurs cotes d'écoute. »Il invoque l’exemple de l’émission Les Parent : « Nous avions au début 2013 environ 40 000 fans sur la page Facebook de cette production. Pour stimuler la communauté et augmenter notre portée, nous avons commencé une stratégie sur Facebook en janvier 2013. En quelques mois, sans aucune publication commanditée nous avons maintenant bâti une communauté de plus de 60 000 fans. Une augmentation de 50 % pour le début de notre saison 6. Grâce à cette stratégie, nous rejoignons un nouveau public dans une forte concentration : les 13-17 ans (22,3 %) et les 18-24 ans (28,3 %). » Au-delà de la fidélisation, les réseaux sociaux seraient aussi une nouvelle façon d’aller chercher une clientèle jusqu’ici impossible à joindre, en l’occurrence les jeunes qui délaissent la télévision traditionnelle.
DES RETOMBÉES DIFFÉRENTES
Les avis sont donc partagés, et il ne semble pas y avoir de règle universelle inscrite. À la lumière des commentaires formulés par des spécialistes de l’industrie, l’influence directe des réseaux sociaux sur l’audimat télévisuel n’est toujours pas démontrée hors de tout doute. Mais, à l’heure où les réseaux de télévision embauchent des « media hackers » (qui sont en fait des gestionnaires de communauté ayant des connaissances en programmation), les productions doivent plus que jamais avoir une présence sociale pour engager un nouveau genre d’échange bidirectionnel avec le téléspectateur et cette présence sociale est vitale aux nouvelles initiatives de développement de futures émissions de télévision. De plus, outre une potentielle influence sur les cotes d’écoute, cette présence sociale favorise la fidélisation et la rétention en plus d’offrir le potentiel de joindre de nouveaux publics et segments de marché.