Spectrum Productions : allier mission sociale et rentabilité
La société montréalaise Spectrum Productions utilise la formation en compétences médiatiques pour préparer les jeunes présentant un trouble du spectre autistique à entrer sur le marché du travail.
« J’ai préparé un gâteau au fromage et aux pépites de chocolat, et nous l’avions tout mangé à 10 h 30 », annonce Peter. Avec un grand sourire, il m’explique que c’était l’anniversaire de Chris, en montrant du doigt le principal intéressé qui se tient tout près.
Faisant penser au personnage de Sheldon dans The Big Bang Theory (dans une variante portant lunettes et plus démonstrative), Peter semble être le chef d’équipe incontesté de Spectrum Productions, un studio en grande partie bilingue rempli d’animateurs, de monteurs, de vidéastes, d’illustrateurs, de concepteurs de sons, de scénaristes, de réalisateurs et de musiciens.
Ancienne manufacture réaménagée, le bâtiment de plusieurs étages situé avenue De Gaspé dans le quartier montréalais Mile End loge un éventail d’entreprises œuvrant dans le numérique, les jeux et la technologie. Mais Spectrum n’est pas qu’une simple entreprise de nouveaux médias. Fondée par deux éducateurs spécialisés, Liam O’Rourke et Dan Ten Veen, l’entreprise vise à procurer des compétences professionnelles et un emploi valorisant aux jeunes atteints de troubles du spectre autistique (TSA).
Durant des années, on a considéré que les personnes ainsi atteintes avaient des limitations et non des compétences particulières. Spectrum Productions a comme philosophie d’y voir des aptitudes plutôt qu’un handicap et à démontrer comment un environnement thérapeutique peut donner des résultats opérationnels et sociaux positifs.
Spectrum est un modèle unique en son genre qui repose sur quatre grandes sources de revenus : les programmes pour les jeunes (qui représentent un peu moins de la moitié des revenu), les dons (qui comptent pour le quart du budget) ainsi que le financement provenant de fondations, les contributions gouvernementales et les recettes des services de production rendus aux entreprises médiatiques par les participants (chaque volet représentant environ 10 %).
Et cette approche multidimensionnelle appliquée à la gestion d’un organisme sans but lucratif fonctionne. Depuis sa fondation en 2009, Spectrum a desservi plus de 500 personnes grâce à sa brochette de services comprenant le Labo média créatif – des stages de travail du lundi au vendredi offerts aux jeune adultes – ainsi que des camps d’été en projet média et un programme après l’école d’ateliers de scénarisation, de vidéographie, d’animation, de montage et de techniques de postproduction pour enfants et adolescents.
« L’une des choses dont nous sommes fiers, c’est que nous gardons la porte ouverte pour ceux qui veulent aller et venir, en fonction de leurs besoins, signale Liam O’Rourke. Le programme n’a pas de durée définie, et nous ne voyons sûrement pas de mal à ce que quelqu’un reste. Certains viennent pour deux mois, par exemple parce que ce serait une condition préalable pour aller dans une école d’animation; d’autres restent des années, pour développer compétences et confiance en soi tout en réalisant des mandats d’entreprise en cours de route. »
Chris, le jeune de 22 ans qui recevait le gâteau d’anniversaire, travaille depuis 2 ans à Spectrum, où il participe au programme de Labo média créatif. Depuis son arrivée, il a agi comme cameraman dans plus d’une dizaine de contrats de production venant d’entreprises clients, à Montréal et Toronto.
Quant à Pete, on le voit souvent portant sa toque de chef, en train d’animer une émission de cuisine appelée Pete’s Sweet Eats tournée sur place dans la cuisine de Spectrum et diffusée sur YouTube, s’il n’est pas en train de planifier le repas hebdomadaire du Club social de Spectrum ou de faire les achats et préparatifs nécessaires.
M. O’Rourke raconte en ces termes l’histoire de la compagnie : « Nous en sommes arrivés là, Dan et moi, en nous intéressant au film et aux médias en tant qu’outil pédagogique, puis nous avons commencé à aborder le tout en tant qu’outil de création. Comme nous n’avions pas fait d’études officielles en production média, nous ne savions pas que nous dérogions à certaines règles. Nous en sommes ainsi arrivés à privilégier un certain mode de production allant à contre-courant, et ce sont là quelques-uns des éléments les plus intéressants à avoir été produits dans nos studios. »
« Il y a quelque chose de magique qui ressort de cette énergie expérimentale et improvisée, ajoute Dan Ten Veen. Comme un autiste communique de façon atypique, on peut vraiment entraver la créativité en essayant de diriger les choses en s’en tenant aux façons de faire habituelles. »
« Nous n’endossons pas le rôle de l’éducateur-enseignant classique, souligne M. O’Rourke. Les gens particulièrement doués qui passent dans notre studio sont généralement des personnes qui apprennent très facilement, et la vitesse à laquelle elles le font peut dépasser celle à laquelle nous pouvons enseigner. »
Jusqu’à présent, l’essentiel de la facturation de Spectrum est lié à des travaux faits pour le compte d’organisations ayant une vocation similaire à la sienne. La compagnie a cependant aussi obtenu des mandats par l’entremise de son site Web et à la suite d’une distribution à Montréal d’un dépliant sur ses services de production. Récemment, Liam O’Rourke et Dan Ten Veen ont reçu un appel d’une entreprise spécialisée en développement de sites Web intéressée à recourir aux services de Spectrum à l’étape de ses tests de production.
Comme le portfolio s’étoffe à une vitesse exponentielle, Liam O’Rourke estime que la prochaine étape consiste à solidifier les liens avec quelques maisons de production de plus grande envergure et à explorer les contrats de sous-traitance en divers services, comme le suivi de mouvements, l’incrustation (« écran vert »), les génériques, la correction des couleurs, le sous-titrage codé et le nouveau marché de la vidéo descriptive, qui rend les productions vidéos et cinématographiques plus accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle.
O’Rourke et Ten Veen conviennent que le plus grand exploit serait de créer un corridor d’embauche entre le studio de Spectrum et les entreprises dans le domaine. Or, rien ne dit que ce rêve se heurtera à un mur, puisque de grandes entreprises de technologie comme Microsoft et SAP se sont mises à faire du recrutement de codeurs parmi les personnes atteintes d’autisme.
Spectrum a aussi des visées au-delà de Montréal, puisqu’elle prépare un premier projet l’amenant à gérer la programmation de camps d’été avec des organismes partenaires du Grand Toronto, en 2017.