SwapTales : Léon !, les secrets de fabrication d’un jeu vidéo pour toute la famille
Retour sur la création du jeu primé SwapTales : Léon !, une application pour tablette proposant un concept qui plaît autant aux petits qu’aux grands: celui d’intervertir les mots d’une phrase pour changer le cours de l’histoire.
Vous vous êtes sûrement déjà dit, en découvrant une œuvre à la fois originale et évidente : « C’est à se demander pourquoi personne ne l’a pas fait plus tôt ! » C’est précisément l’effet qu’a eu sur moi le jeu SwapTales : Léon !
Le concept est simple, intelligent et élégant : créer un jeu dans lequel vous avez le pouvoir de transformer le monde du petit Léon en intervertissant des mots, comme ceci :
D’un simple glissé du doigt sur votre tablette, vous venez de libérer Léon de la surveillance de sa gardienne et votre aventure peut commencer. Vous accompagnerez Léon dans sa quête de croissance. SwapTales : Léon ! est le fruit d’un développement long et mouvementé, mais cette trame du récit initiatique a toujours été présente, dès l’époque où le jeu n’était encore qu’un projet étudiant.
De l’école au studio indépendant
Tout commence avec Charlotte Razon qui, après des études de scénarisation dans une école de cinéma belge, décide d’intégrer l’Enjmin (École nationale du jeu et des médias interactifs numériques) pour se rapprocher du monde du jeu vidéo. À l’époque, Léon s’appelle Michel, mais la mécanique est déjà là.
Après avoir rallié à son projet un étudiant en design de jeux, elle procède à une étude sur les usages des plus jeunes sur tablette. Elle et son collègue décident de s’inspirer du moment de la lecture partagée entre les parents et leurs enfants pour créer ce dispositif d’interversion de mots.
Charlotte Razon : « Mon envie pour cet exercice étudiant, c’était de trouver une expérience qui soit à la fois un vrai jeu pour enfant et qui permette d’inclure les parents. Je voulais en faire une expérience qui se partage en famille, afin de ne pas nourrir cette habitude du parent qui donne la tablette à l’enfant pour l’occuper sans vraiment s’intéresser au contenu qu’il regarde. »
Restait encore à construire un univers cohérent. Orson Favrel, étudiant en graphisme, imagine donc un enfant aux cheveux ébouriffés, pieds nus, espiègle et évoluant dans le monde contemporain.
Charlotte Razon : « J’ai bien aimé cette idée parce que dans un projet pour enfants, on pense tout de suite aux contes de fées. Ici, l’histoire se passe de nos jours et je trouve que cela met encore plus en valeur le côté magique de l’échange de mots. Alors que si on est déjà dans un univers avec des fées et de la magie, ça commencerait à faire beaucoup ! »
En trois mois, une première version du jeu émerge et remporte un beau succès dans le milieu étudiant. Plusieurs prix viennent saluer l’innovation et la force du concept. De l’aveu même de ses créateurs, il restait toutefois hautement « imparfait » et méritait d’être repensé pour exprimer pleinement son potentiel.
Charlotte Razon : « Nous avons pu faire tester cette première version à des enfants et des parents et voir les choses que nous pourrions améliorer. Nous avions notamment choisi au départ de placer l’illustration en haut et le texte en bas. Ce qui nous paraissait logique par rapport aux livres pour enfants. Le problème, c’est que l’enfant mettait ses doigts sur l’illustration et le parent devait donc pousser la main de l’enfant pour pouvoir lire le texte… »
Malgré ces améliorations, la planification reste compliquée et produire une version plus polie du jeu demande du temps et des moyens. L’équipe se disperse quelque peu à la faveur des débuts professionnels de chacun et les discussions avec certains éditeurs jeunesse et même avec France Télévisions n’aboutissent pas.
Lasse d’attendre le bon partenaire, l’équipe décide fin 2014 de reprendre les choses en main. Depuis les premiers temps, de nouveaux talents ont pris part au projet commercial : David Hart à la conception de jeux et à la programmation et Fabrice Hagmann, en tant que directeur artistique (tous deux avaient déjà collaboré à la version « étudiante » du jeu).
Charlotte Razon : « Sur notre temps libre, nous nous sommes amusés à faire un petit prototype. Au même moment, j’ai trouvé ce concours organisé par le Magic Festival. Un concours bizarre, que personne ne connaissait, mais qui avait le mérite de nous donner une deadline pour faire le prototype. Et nous avons gagné le concours début 2015 ! On a donc reçu 100 000 euros et c’est donc un peu cela qui a contribué à la naissance de notre studio. »
Écriture, dessins et technologie
Grâce à l’investissement du Magic Festival, l’équipe crée son studio indépendant et reprend le fil du projet en septembre 2015. Il aura fallu près de quatre ans pour que le jeu soit prêt à entrer en production.
Premier chantier : étoffer le contenu, écrire davantage et créer de nouvelles énigmes. Le principe de base reste invariant : une phrase où les mots d’un certain type (verbes, noms, adjectifs ou adverbes) sont interchangeables. L’enjeu d’écriture est donc de trouver des combinaisons qui ont toutes un sens, et cela peut prendre un temps considérable. Sur certaines pages en particulier, Charlotte et Fabrice passent près d’une semaine !
Fabrice Hagmann : « Ce qui est long à faire, c’est de trouver des idées concrètes et drôles pour chaque état de la page (NDLR : c’est-à-dire chaque permutation de mots). Et il est tout aussi long de créer une illustration sur laquelle tout peut s’afficher sans que rien ne se chevauche ou ne soit caché en fonction des états. »
La conception d’un tel projet lie intimement écriture et dessin, et les deux doivent nécessairement avancer ensemble. Fabrice et Charlotte ont donc pour impératif d’imaginer les énigmes à deux et, parfois, de sacrifier une bonne idée pour laquelle l’image ne peut transposer l’écrit.
Charlotte Razon : « Il y avait cette page où j’avais envie que les joueurs fassent bouger le corps de Léon. La situation problématique était que Léon était alors immense, il devait donc progresser sans abîmer des choses autour de lui.
Il a fallu trouver un état où l’on voit clairement sur le dessin qu’il peut passer, mais aussi des états où Léon allait vraiment tout casser. Dans ce cas, c’était Fabrice qui devait trouver une manière de faire fonctionner l’énigme graphiquement. »
Après plusieurs tentatives infructueuses, le résultat est là :
GIF réalisé d’après la bande-annonce de lancement de SwapTales : Léon !
L’équipe peut compter sur de nombreuses présentations dans divers évènements et festivals — ainsi que sur un play test en bonne et due forme — pour gommer les imprécisions du jeu. Beaucoup de temps a été consacré à produire un tutoriel qui soit efficace, mais qui ne décourage pas les joueurs par sa longueur, comme cela a pu être le cas au début. L’équipe choisit aussi de simplifier quelques énigmes qui bloquaient la progression de certains, notamment les plus jeunes.
Des décisions qui relèvent parfois du crève-cœur, mais qui vont dans le sens d’une meilleure accessibilité auprès de ce public familial auquel le jeu s’adresse.
Dans SwapTales : Léon !, le nombre de dessins à réaliser est énorme. Sur certaines pages, il y a plus de 200 états différents si l’on prend en compte les cinq langues en question (dans lesquelles les jeux de mots ne se traduisent pas toujours bien littéralement et pour lesquelles il faut donc inventer d’autres énigmes et d’autres dessins) !
Pour intégrer ces écrits et ces coups de crayon à une application tablette, l’équipe développe son propre outil. Celui-ci lui permet d’importer automatiquement des créations sur Photoshop et des textes (contenus dans des fichiers JSON) dans le moteur de jeu Unity. David Hart, devenu directeur technique, car n’ayant pas le temps de tout développer lui-même, coordonne une équipe de programmeurs pour parfaire ce système ad hoc.
Difficile de parler de toutes les subtilités de cet outil, mais, s’il vous venait l’envie de produire un jeu semblable à SwapTales, dites-vous qu’il sera peut-être plus simple de vous rapprocher de l’équipe de Witty Wings que d’essayer de tout refaire vous-même.
Charlotte Razon : « On a pensé ce moteur dans l’idée que, si nous voulions refaire un projet dans ce style-là, nous travaillerions avec un artiste qui pourrait tout gérer dans Photoshop sans avoir à mettre les mains dans le code et la technique ».
Une « vision en série » qui aurait pour le studio Witty Wings un sens aussi artistique qu’économique. Affaire à suivre.
La distribution d’un jeu indépendant pour un public familial
Selon Francis Ingrand, distributeur du jeu avec sa société Plugin Digital, les jeux pour la famille sont parmi les plus difficiles à promouvoir et à vendre.
Francis Ingrand : « C’est très compliqué parce que c’est une cible qui n’a pas l’habitude de payer, compte tenu du contenu de qualité déjà disponible gratuitement un peu partout. Et c’est aussi le public pour lequel la licence est la plus importante : l’enfant va vouloir jouer à Peppa Pig, même si le jeu est nul, tout simplement parce que c’est Peppa Pig… Les gros détenteurs de licences ont arrosé le marché et c’est très difficile de se distinguer.
Bien sûr il y a toujours une chance, c’est la beauté des produits culturels ! Mais globalement, sans une licence forte ou la capacité à produire peu cher, ce genre de projet n’a pas beaucoup de sens économique. Malheureusement ! »
C’est ce contexte difficile qui fait dire à l’équipe de SwapTales : Léon ! qu’elle a fait « un petit miracle », car elle a réussi à produire un jeu de grande qualité dans un marché plutôt hostile. Résultat : les critiques sont excellentes. Les ventes, un peu moins.
Charlotte Razon : « Tout ce qui était en notre pouvoir a été un succès. Les gens aiment. Il y a des bonnes notes. Les journalistes nous ont bien notés. Donc à ce niveau-là, pour nous, c’est un succès. »
L’application est en vente à 5 $, un prix suffisamment élevé pour évoquer la qualité du jeu, mais a priori assez bas pour ne pas décourager les parents de l’acheter. Toutefois, l’aspect « niche » de SwapTales : Léon ! ne favorise pas de très grosses ventes.
Tout d’abord, le jeu n’est disponible que sur tablette (pour des raisons créatives). Ensuite, et surtout, il cherche à se faire une place dans un marché extrêmement segmenté (impossible, par exemple, d’être simultanément dans les catégories 6-8 ans et 9-11 ans de l’App Store). Un environnement complexe qui exige en plus que l’acte d’achat soit effectué par des parents très diversifiés qu’il est difficile d’atteindre par une communication ciblée.
Les ventes sont donc plutôt bonnes en France, mais faibles ailleurs. Pour l’instant, l’équipe du studio Witty Wings ne dégage pas énormément de bénéfices avec cet opus, mais est ravie du succès artistique de son œuvre et de ce genre de réaction :
Garçon jouant à SwapTales : Léon ! lors d’un salon du jeu vidéo.