TFO fait de la télé à l’aide d’un moteur de jeu vidéo – et les résultats impressionnent
Le télédiffuseur francophone ontarien TFO a le vent dans les voiles. La raison? Un recours novateur aux technologies afin de réinventer la création de contenu télé. Les auditoires et les récompenses sont au rendez-vous.
La Télévision Française de l’Ontario (TFO) livre une programmation qui cible tant les jeunes franco-ontariens que les francophones avides d’apprentissage partout au monde. Tout comme une majorité de sociétés de médias, la chaîne a recours aux plateformes numériques pour promouvoir et diffuser son contenu télé. Or, TFO pousse beaucoup plus loin l’exploitation de l’univers numérique. Elle a recours à des technologies habituellement absentes des studios de télé pour accroître sa production de contenu destiné à toutes les plateformes, tout en en réduisant les coûts.
« À la suite de notre incursion dans l’univers de la programmation numérique, l’une de nos émissions ciblant les 2 à 6 ans a vu sa popularité considérablement augmenter, raconte Éric Minoli, vice-président et chef des technologies chez TFO. Nous avions construit un décor où l’on retrouvait une maison, un jardin et divers autres éléments. Constatant la popularité croissante de l’émission, mon producteur a voulu ajouter une rue et une boulangerie. Or, l’espace disponible en studio ne le permettait tout simplement pas. »
D’ajouter Minoli : « J’ai alors envisagé la possibilité de créer des décors virtuels, généralement utilisés pour les bulletins de nouvelles et la météo. Cette technologie était plutôt décevante : elle était sans doute parfaite pour les années 90, mais certainement pas aujourd’hui. Nous avons alors évalué diverses autres alternatives, dont les moteurs de jeux vidéo. Ces derniers donnent des résultats très réalistes, et il suffit de posséder une console Xbox ou PlayStation pour les utiliser. »
TFO a privilégié le moteur de jeu Unreal Gaming, l’un des plus populaires et performants sur le marché – qui s’adonnait aussi à être gratuit. Le télédiffuseur a fait équipe avec Zero Density, une start-up établie à Istanbul, afin de pouvoir intégrer Unreal Engine à un environnement télévisuel.
« Il y a nos caméras et des senseurs permettant de suivre leur position et les mouvements du zoom – et il faut adapter le tout au moteur de jeu, souligne Minoli. On doit procéder par couches, ce que Zero Density est parvenue à accomplir. La boîte a aussi développé un système d’incrustation révolutionnaire qui se déroule à même le moteur de jeu. »
Le LUV voit le jour
TFO a baptisé son nouvel environnement de production Laboratoire d’univers virtuels, ou LUV. En août 2016, la production au sein du LUV s’est officiellement amorcée. Les comédiens devaient alors jouer leurs scènes devant des écrans verts et se déplacer dans un environnement virtuel tout en interagissant avec des objets réels – et virtuels. Pour Minoli, le fait d’avoir attribué le terme laboratoire à un tel environnement s’avère particulièrement important.
« Je tenais à m’éloigner du studio et de la salle de contrôle, dit-il. Le fait de considérer le nouvel environnement comme étant un laboratoire est une façon de rappeler aux employés qu’il s’agit d’une occasion pour eux d’essayer de nouvelles choses, d’apprendre, de faire des essais, d’échouer et de recommencer. Nous tenons vraiment à ce qu’ils exploitent la technologie au maximum. »
Alors que la production télé s’intensifiait, Minoli a observé qu’un nouveau vent de créativité soufflait chez TFO. Les scénaristes avaient désormais le loisir d’imaginer les récits ou environnements de leur choix, sans contraintes. Minoli affirme que le moteur de jeu Unreal permet d’atteindre un degré de réalisme qu’un simple décor virtuel n’aurait jamais rendu possible.
« Un décor virtuel n’aurait jamais permis un tel niveau de qualité en termes d’images et d’effets, affirme-t-il. Par exemple, les décors virtuels ne permettent pas l’ajout d’ombres. Si un nuage passe entre le décor et les comédiens, rien ne changera à l’écran. Or, un moteur de jeu permet justement de créer une ombre sur le visage des comédiens. »
Minoli ajoute que son utilisation s’avère très rentable, un avantage attribuable à un marché en ligne où utilisateurs et créateurs conçoivent des décors et des objets numériques pour les vendre à faible coût.
« Il est possible de se procurer des décors entiers pour une vingtaine ou une trentaine de dollars, observe-t-il. Ainsi, plutôt que de débourser 150 000 $ pour la construction d’un vaste décor, on peut simplement aller en ligne et télécharger une forêt pour 20 $. »
Le défi des environnements numériques
Minoli s’est dit surpris de l’enthousiasme des employés face à cette nouvelle technologie, d’autant plus qu’il s’agissait d’une approche radicalement différente de la façon dont on produisait des émissions jusqu’alors chez TFO. Il demeure que la courbe d’apprentissage s’est tout de même avérée considérable, particulièrement pour les producteurs et les scénaristes.
« Il faut une équipe avec des gens qui sont autant familiers avec le développement de jeux vidéo et l’infographie 3D que la production en studio, dit-il. Ces deux univers, soit ceux des jeux vidéo et de la production télé, doivent désormais fusionner. »
« Résultat : nous devons consacrer beaucoup plus de temps à l’étape de la préproduction et réfléchir davantage à la façon de produire les émissions, ajoute Minoli. Lorsqu’on travaille dans un univers réel, on indique au scénariste que le décor est composé d’une maison et d’un jardin. Le scénariste peut alors écrire une scène qui dit ‘‘Le comédien se déplace de la maison au jardin en ouvrant la porte’’. Or, dans un monde virtuel, si l’on n’indique pas dès le départ qu’une porte devra être ouverte, il faudra tout recommencer. » Il précise toutefois que l’étape de la postproduction est beaucoup plus rapide dans un environnement numérique.
Les comédiens aussi ont dû faire face à leur propre courbe d’apprentissage. Ces derniers doivent en effet interagir avec des objets virtuels qu’ils ne peuvent voir. C’est pourquoi le plateau est entouré de six ou sept écrans leur permettant de se positionner au bon endroit. Mais, comme ce fut le cas avec l’équipe de production, les comédiens se sont adaptés assez rapidement à leur nouvel environnement de travail.
Retombées positives : une marque plus forte et un partenariat avec PBS
Si TFO produisait déjà depuis plusieurs années du contenu destiné aux plateformes numériques, Minoli souligne que l’arrivée du LUV et les productions qui en ont découlé ont permis au télédiffuseur de décupler son auditoire et de solidifier sa marque. TFO compte désormais vingt chaînes YouTube, incluant Mini ABC, l’une des chaînes éducatives de langue française les plus populaires au pays.
De nouveaux partenariats ont également été établis dans la foulée du LUV. L’an dernier, une entente de distribution a été conclue avec la chaîne PBS. Le télédiffuseur public américain tenait à offrir du contenu de langue française à quelque 1,7 million d’étudiants et enseignants au sud de la frontière. Ainsi, pas moins de 4 000 éléments de contenus de TFO, tous produits à même ses studios de Toronto, sont désormais disponibles via la plateforme PBS Media Learning. Et si vous êtes de passage en Nouvelle-Orléans, vous pourrez même regarder quotidiennement des émissions de TFO diffusées sur PBS.
« Je crois que les moteurs de jeux viennent complètement changer la donne dans notre industrie. Je suis déçu de constater que nombre de télédiffuseurs se départissent du volet production. De notre côté, d’année en année, le nombre de nos productions ne fait qu’augmenter. Si vous voulez détenir les droits de vos émissions, vous devez les produire vous-même. C’est ce qui nous permet de vendre notre contenu à PBS. Plusieurs télédiffuseurs ne font qu’acquérir du contenu produit ailleurs et réaliser des bulletins de nouvelles. »
- Éric Minoli, vice-président et chef des technologies chez TFO
Pour l’industrie télé, TFO réinvente les règles du jeu
Les secteurs des médias et des technologies reconnaissent eux aussi les remarquables accomplissements de TFO en matière de production numérique. Le télédiffuseur s’est d’ailleurs retrouvé en lice pour un prix dans la catégorie création de contenu lors des IBC Innovation Awards 2017 (le gagnant sera dévoilé à Londres le 17 septembre prochain). Aussi, plus tôt cette année, TFO a été finaliste lors des IABM Game Changer Awards à Las Vegas.
« Nous ne sommes pas un très grand groupe médiatique comme CBC ou PBS, reconnaît Minoli. Alors le fait de pouvoir être considéré comme un télédiffuseur qui change les règles du jeu dans notre industrie est source d’une grande fierté. Il s’agit d’une belle reconnaissance. »
« Au départ, le LUV ne servait qu’à produire des émissions pour enfants, mais à compter de septembre, nous nous en servirons aussi pour produire ONfr, une émission d’actualités. Toutes les productions veulent désormais se tourner vers un tel environnement. C’est en train de faire boule de neige. »
Minoli indique que la prochaine étape consistera à intégrer la technologie de capture du mouvement (« motion capture ») au LUV, ce qui permettra à TFO de produire des émissions intégrant comédiens et personnages animés qui pourront interagir à l’écran. « Encore une fois, le processus est peu coûteux, et la créativité des scénaristes, qui pourront imaginer des histoires se déroulant par exemple dans l’eau ou sur la lune, sera sans limites. »