Un manque flagrant de diversité corporelle à l’écran
Le mot grossophobie fera son entrée dans le dictionnaire Larousse 2023. Si le terme gagne du terrain, la diversité corporelle, elle, n’a pas encore sa place dans les médias canadiens. La preuve? Les données disponibles sur la diversité corporelle dans les médias sont rares et incomplètes.
«Il est important de se rappeler qu’il y a toujours eu et y aura toujours une diversité de silhouettes dans la population». Cette phrase, tirée du site web Tremplin Santé dont les services sont destinés aux jeunes Canadien·nes, est sans doute l’une des forces motrices du mouvement de diversité corporelle que l’on peut observer sur les réseaux sociaux, notamment Instagram, depuis quelques années.
C’est cette volonté de montrer des corps diversifiés et plus représentatifs de la société, qui a poussé la créatrice de contenu Sarah Wickert à lancer son compte Instagram (@corpsgros) en 2020. «C’est sûr que je n’ai pas toujours eu une bonne image de mon corps. Et ça m’a pris beaucoup de temps avant de réaliser que je ne devais pas attendre d’être mince pour commencer ma vie», raconte-t-elle. La Franco-Ontarienne a décidé de partager ses expériences, car les contenus franco-canadiens en lien avec la diversité corporelle étaient très limités.
Même son de cloche pour le créateur de contenu montréalais Karl Hardy (@karl_hardy). «On n'en voit pas assez des gars de même qui assument leur dad bod, leur ventre. Les gens que je suis me ressemblent davantage, j’ai besoin de modèles moi aussi, pour avoir confiance en moi», affirme-t-il. «On a besoin de voir ça à la télé, car en voyant le processus des gens, c’est comme ça que ça enclenche notre processus à nous».
Cependant, malgré le fait que la diversité corporelle sur les réseaux sociaux soit plus grande, une étude britannique de 2019 soutient qu’un adulte sur cinq et 40% des adolescent·es se soucient de leur image corporelle à cause des contenus visuels véhiculés sur ces mêmes réseaux sociaux.
Diversité à la télévision
Les algorithmes des réseaux sociaux permettent de sélectionner les contenus souhaités, et, dans le cas qui nous intéresse, d’être exposés à une véritable diversité corporelle. Ce n’est pas encore le cas dans les médias traditionnels.
Le Centre canadien d’éducation aux médias et de littératie numérique cite une étude de Gregory Fouts, selon laquelle «les femmes de poids inférieur à la moyenne sont surreprésentées dans les émissions alors que seulement 5% des femmes sont en surpoids». Et on ne mentionne pas de situation de handicap ou d’intersectionnalité.
Gabrielle Lisa Collard, l’autrice du livre Corps Rebelles, observe que lorsque des corps gros se retrouvent à l’écran, ils sont campés dans des rôles stéréotypés. «La majorité des personnes grosses à l’écran sont présentées de manière négative ou dans un segment de nouvelle super alarmiste sur l’épidémie d’obésité, avec des gros corps sans tête qui marchent en slow-mo».
Au Québec, la Coalition Poids a mené une étude sur la grossophobie dans les médias en 2020. Les données recueillies témoignent d’une forte présence d’éléments stigmatisants dans 49% des documents médiatiques analysés: images dégradantes, langage stigmatisant, imputation de la cause de l’obésité à l’individu ou une désignation non neutre. À la suite de l’étude, la Coalition Poids a publié des ressources pour une communication saine sur les enjeux liés au poids.
Le Groupe ÉquiLibre offre aussi des ressources et une banque d’images pour favoriser une image corporelle positive. Andrée-Ann Dufour-Bouchard, nutritionniste, cheffe de projet, porte-parole du Groupe ÉquiLibre mentionne notamment une étude, citée dans la formation sur la diversité offerte par le Groupe, qui stipule que «60% des émissions populaires américaines, qui s’adressent uniquement aux jeunes, proposent des contenus stigmatisants à l’égard du poids».
«Les jeunes, quand ils regardent, ils voient un modèle qui n’est pas la réalité et auquel il ne peut pas s’identifier», affirme la porte-parole. «L’œil s’habitue aussi. Même comme adulte, parfois on voit de la diversité corporelle et on sursaute car on n’est pas habitué. Alors que lorsqu’on se promène dans la rue, ce n’est pas le même gabarit qu’on voit dans un film ou à la télé. On en vient à penser que ce manque de représentation, c’est la normalité».
La question de l’importance de se voir représenté à l’écran a été soumise à l’autrice et chroniqueuse Manal Drissi. «Ce que ça change de ne pas être représenté, c’est que ça ne te traverse même pas l’esprit que tu pourrais faire certaines choses, parce que pour toi, inconsciemment, ça appartient à un autre groupe de personnes. Tu ne l’envisages même pas».
Selon une étude de 2017 menée par la Geena Davis Institute on Gender and Media, les diffuseurs auraient toutefois tout intérêt à représenter les femmes de manière moins stéréotypée. En effet, 85% des femmes interrogées soutiennent que la représentation médiatique des femmes est stéréotypée et 66% d’entre elles arrêtent d’écouter les émissions lorsqu’elles sont représentées négativement. Force est donc de constater que le public est sensible à cette représentation et commence à faire des choix en conséquence.
Initiatives d’inclusion
Jusqu’à maintenant, la question de la diversité corporelle a souvent été explorée sous l’angle du poids. Cependant, la diversité inclut aussi le handicap. C’est suite aux grands mouvements de justice sociale des dernières années, qui ont d’ailleurs mené à des mesures incitatives pour les personnes racisées, que le diffuseur Ami Télé/AMI a décidé de lancer la Disability Screen Office, en avril 2022, bureau financé par le FMC et Téléfilm Canada.
Andrew Morris, chef du développement et de la production à AMI soutient que le bureau ne servira pas qu’à former des créateurs et créatrices en situation de handicap. «Il y a déjà beaucoup de talent dans l’industrie», affirme-t-il. « Les services offerts seront surtout pour adapter l’industrie en rendant accessibles les writers’ rooms par exemple, avec des interprètes en langue des signes ou encore avec les logiciels de scénarisation qui puissent être interprétés par Screenreader».
La liste préliminaire des programmes et services à développer est ambitieuse, allant de formations, aux services de consultations, en passant par des bases de données, du financement, de la recherche et du marketing. L’objectif est d’ouvrir le bureau d’ici la fin de l’année en cours. «Nous souhaitons pouvoir offrir un guide des meilleures pratiques pour rendre l’industrie accessible à tous», résume Andrew Morris.
Selon Manal Drissi, ce genre d’initiatives permet ultimement d’avoir une meilleure représentation à l’écran. «Ça commence là où on ne voit pas, ça commence dans les réunions de production, ça commence où ce n’est pas filmé. Une fois que derrière la caméra ça commence à être plus représentatif, c’est là que devant la caméra, ça sera représentatif», affirme l’autrice et chroniqueuse. Mais elle reconnaît aussi que ce ne sera pas toujours un processus sans heurts. «Oui, ça va être beaucoup plus difficile de trouver des actrices et acteurs adolescents issus de groupes marginalisés, parce que ces personnes ne se sont jamais vues représentées, et iront rarement chercher une agence pour être figurant·es ou comédien·es. On part de tellement loin».