YouTube : Un géant difficile à rentabiliser
YouTube souffle dix bougies cette année. Retour sur la montée d’un géant qui a révolutionné notre consommation de contenu vidéo en ligne et qui a, malgré sa position hégémonique, encore de nombreux défis à relever.
Avant YouTube, la vidéo en ligne était sans archive ou mémoire. Elle n’était dotée d’aucun moteur de recherche ou d’aucune bibliothèque où concentrer l’information. YouTube est cette immense bibliothèque qui a tout rendu possible : la recherche, l’hébergement, l’intégration et le partage de vidéos.
Il faut se rappeler ce qu’était la vidéo en ligne avant 2005 pour se rendre compte de ce que YouTube a changé dans la vie des internautes, des blogueurs et des webmestres. Pour ces derniers, la vidéo relevait du cauchemar : ils devaient l’héberger sur leur serveur (en plus de payer les frais de bande passante) et l’encoder pour un des trois lecteurs vidéo dominant le marché (Real Player, QuickTime d’Apple et Windows Media Player). L’attente était intrinsèquement liée à l’expérience de la vidéo puisqu’il fallait souvent patienter de longues minutes à attendre que la vidéo soit intégralement téléchargée (quand elle se téléchargeait) avant de pouvoir en commencer le visionnement.
Du côté de l’internaute, la vidéo était aussi une denrée rare puisqu’il n’existait ni vidéos recommandées ni listes de lecture. Les vidéos se diffusaient par le bouche-à-oreille, le courriel et les forums ainsi qu’au moyen de logiciels de poste-à-poste comme Limewire ou Kazaa.
C’est pour répondre à ces problèmes que Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim, trois anciens employés de PayPal, ont imaginé YouTube. On raconte que l’idée leur est venue en 2004 dans la foulée du tsunami et du « Nipple Gate » du Superbowl. Pour ces derniers, il était alors inconcevable qu’à l’ère d’Internet, il demeurait impossible de trouver en ligne un extrait vidéo d’événements aussi marquants.
YouTube donnera à ces contenus la dimension qu’ils méritent en leur permettant de devenir viraux. Plateforme sociale intégrant un élément de partage simple et efficace, YouTube accélérera le rythme de la contagion en ligne. Sans elle, pas de Kony 2012, pas d’aigle du Mont-Royal, pas de « Père riche en tabarnac ».
Dix ans après sa création, YouTube est devenu le plus grand espace de narration jamais créé, le lieu où tout ce qui était autrefois anecdotique devient partageable. Les auditoires de la plateforme sont devenus gigantesques :
- YouTube a un milliard d’utilisateurs
- 300 heures de vidéos sont téléversées chaque minute
- Disponible dans 75 pays et en 61 langues
C’est cette masse quotidienne de vidéos téléversées qui a bien failli avoir raison de la plateforme dans ses premiers mois d’activité. Dès son lancement, YouTube a connu un immense succès (qui ne s’est jamais démenti). En éliminant tous les problèmes de stockage et de partage de vidéos, la plateforme répondait à un besoin primaire du Web. En quelques semaines, des centaines de milliers d’heures de vidéos ont été téléversées sur les serveurs de l’entreprise. Cet afflux a confronté YouTube à des problèmes d’infrastructure : un besoin de stockage exponentiel couplé à une demande de bande passante monstrueuse (en 2007, YouTube consommait autant de bande passante qu’Internet en consommait sept ans plus tôt).
De plus, le site était très difficile à monétiser et donc à rentabiliser. À ses débuts, YouTube attirait peu d’annonceurs, ces derniers considérant la plateforme comme un site de partage entre copains de vidéos contenant beaucoup trop de contenus piratés. YouTube a aussi dû faire face à des enjeux juridiques et à des centaines de plaintes provenant des ayants droit qui exigeaient la suppression pure et simple de contenus diffusés sans leur autorisation.
Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim avaient en main avec YouTube une technologie fondamentalement disruptive, mais excessivement coûteuse à exploiter et sans véritable modèle d’affaires. En vendant YouTube à Google 20 mois après son lancement pour la somme de 1,65 milliard de dollars, ses trois fondateurs sont devenus multimillionnaires (334 millions de dollars en actions pour Chad Hurley, 301 millions pour Steve Chen et 66 millions pour Jawed Karim), mais ils se sont aussi débarrassés d’un problème qu’ils n’avaient pas les moyens de résoudre.
Le savoir-faire de google
L’acquisition de YouTube par Google en 2006 représentait à l’époque la plus importante acquisition d’une entreprise travaillant dans le domaine d’Internet, mais Google disposait déjà d’un trésor de guerre important ainsi que d’outils pour gérer la croissance de YouTube, assurer sa monétisation et régler les recours juridiques.
D’une part, Google disposait d’une infrastructure technologique susceptible de répondre à la demande de stockage et de bande passante tout en réduisant les frais d’exploitation. L’entreprise disposait également d’un écosystème publicitaire déjà très efficace, formé de ses réseaux AdWords et AdSense, ainsi que d’un carnet de clients conséquents. D’autre part, Google possédait déjà de l’expérience en vidéo puisque l’entreprise s’était déjà lancée dans l’aventure avec feu Google Videos et testait déjà un projet de format publicitaire de type « prélecture », c’est-à-dire diffusé avant que l’internaute n’ait accès au contenu vidéo.
La prélecture ne serait introduite que quatre ans plus tard sur YouTube et connaîtrait un succès immense. Il saurait attirer les annonceurs séduits par le système True View, car ils ne payaient que si l’internaute avait visionné au moins 15 secondes de publicité. Les internautes acceptaient sans trop rechigner cette publicité pas trop intrusive, car ils pouvaient l’effacer d’un clic.
Google a aussi réussi à normaliser ses relations avec les ayants droit en mettant en place sa solution technique Content ID qui permet d’identifier les auteurs d’une vidéo ou d’une piste sonore mise en ligne sur la plateforme et de prévenir les ayants droit au cas où un de leurs éléments de contenu avait été mis en ligne sans leur consentement.
Sous la gouverne de Google, YouTube connaît une croissance fulgurante et domine sans partage pendant dix ans le marché de la diffusion de vidéo en continu. YouTube est une marque mondiale : disponible dans 75 pays et dans 61 langues, 70 % de ses visionnements ont lieu à l’extérieur des États-Unis. Pendant l’exercice financier 2014, elle a généré des revenus totaux de 4,7 milliards de dollars. Ce chiffre s’explique par le fait entre autres que YouTube détient 19 % du marché de la publicité vidéo (contre 21,2 % en 2013)
Les enjeux
Malgré les impressionnantes statistiques, la rentabilité de YouTube pose toujours problème alors que l’entreprise doit dorénavant faire face à une concurrence de plus en plus féroce. Si des plateformes de diffusion en continu concurrentes comme Dailymotion et Vimeo n’ont jamais vraiment effrayé YouTube, les efforts déployés par Facebook pour devenir la plateforme vidéo de référence ont de quoi inquiéter les dirigeants de Google.
Encore inexistante il y a 18 mois, la fonction vidéo sur Facebook comptabilise aujourd’hui 3 milliards de vues chaque jour, un chiffre qu’a atteint YouTube en 2011, soit six ans après son lancement.
Facebook peut aussi s’appuyer sur un graphe social beaucoup plus poussé que YouTube. Contrairement à Facebook, Google n’a jamais réussi à s’imposer dans l’univers des réseaux sociaux. Le graphe social, c’est-à-dire la cartographie des relations au sein d’un réseau social, est un avantage indéniable pour la promotion de la vidéo. Mises en ligne sur Facebook, les vidéos aboutissent directement dans le fil d’actualité des utilisateurs, là où ils passent en moyenne plus de 20 minutes par jour.
La plus grande menace qui plane sur YouTube est peut-être interne puisque les incertitudes concernant la profitabilité de la plateforme ne se sont jamais estompées, même à la suite du rachat par Google en 2006. Le Wall Street Journal affirmait en février que YouTube ne générait pas de profits. Rolfe Winkler qui suit Google pour le WSJ est très clair à ce propos :
« Cependant, alors que YouTube représentait environ 6 % des ventes totales de Google l’an dernier, la plateforme n’a pas contribué au bénéfice. Après avoir payé pour le contenu et le matériel nécessaire pour accélérer la diffusion du contenu vidéo, YouTube arrive juste à couvrir ses frais, selon une personne qui s’y connaît. »
Pis encore, selon Dan Rayburn, consultant pour Frost and Sullivan cité par le Financial Express, « Google ne veut pas dire si YouTube réalise des profits, mais 90 % des analystes pensent que le site perd toujours de l’argent ».
La plateforme YouTube est prisonnière de ce qui fait sa force : un espace de stockage gratuit qu’il faut entretenir à fort prix et des milliers de vidéos domestiques non monétisables. Pour rappel, 12 jours de vidéos sont téléversées chaque minute sur YouTube, ce qui représente l’équivalent de 50 ans de contenu vidéo par jour. En une semaine, YouTube crée plus de contenu que les trois plus grands télédiffuseurs américains depuis leur création.
Toujours selon le Financial Express, le modèle publicitaire de YouTube est encore bancal. Une immensité du contenu généré par les utilisateurs et hébergés gratuitement ne peut être monétisée, car il n’est pas de qualité suffisante pour les marques. Selon Rolfe Winkler, l’autre raison du scepticisme des marques tient à l’auditoire limité des usagers de YouTube. Malgré des chiffres spectaculaires, YouTube joint un spectre beaucoup moins large de personnes que la télévision. En effet, sur YouTube, 9 % des utilisateurs comptent pour 85 % des vidéos visionnées…
Voilà pourquoi une chaîne née sur le Web comme Vice a opéré un rapprochement avec Rogers, HBO et A&E pour diffuser de la programmation sur le câble. À cet égard, Shane Smith expliqueque la télévision représente encore 75 % des investissements publicitaires dans le monde.
Pour devenir rentable, YouTube devra se diversifier et réinventer son modèle d’affaires. En novembre 2014, YouTube a annoncé un service d’abonnement musical sans publicité similaire à Spotify. YouTube devra peut-être aussi produire du contenu original, à l’instar de Netflix, afin d’exercer une pression à la hausse sur ses tarifs publicitaires pour les rapprocher de ceux de la télévision.