CHAPITRE 2 : AU CŒUR DE LA SINGULARITÉ DU NUMÉRIQUE
DES MODÈLES D’AFFAIRES VARIÉS, DES DYNAMIQUES COMMUNAUTAIRES UNIQUES, ET LE DOUBLE TRANCHANT DE L’ALGORITHME
PAR LEORA KORNFELD
Chaque médium apporte son lot de caractéristiques distinctives et de nouvelles possibilités. Cela ne signifie pas qu’un nouveau médium en remplace simplement un plus ancien, tout comme la télévision s’est avérée bien plus qu’une radio avec images, et Internet, plus que du texte ou des images sur un écran publiés par tout un chacun. Nous devons principalement considérer comment un média nous touche, notre manière d’interagir avec lui ou avec d’autres médias, ainsi que les nouvelles formes, genres et niches qui en sont issus. Selon le théoricien des médias Neil Postman, « l’évolution technologique n’est pas additive, mais écologique » 1.
Ce genre de phénomène, où l’écosystème dépend de tous les éléments dans leur ensemble, est manifeste dans l’univers du contenu numérique. Cette industrie, qui ne possède aucune barrière majeure à l’entrée, attire des créateur·trices numériques de tous horizons. Alors que certain·es publient des Reels sur Instagram simplement pour le plaisir ou pour divertir leurs ami·es, d’autres nourrissent l’ambition de développer un auditoire d’envergure sur TikTok ou YouTube afin de démissionner de leur emploi. Et le public, lui, semble pleinement satisfait malgré le chaos engendré par un environnement médiatique composé de milliards d’utilisateur·trices ayant droit de parole. YouTube est un bon exemple : la plateforme représente aujourd’hui le plus important segment de la diffusion en ligne avec près d’un quart des parts du marché, ce qui la place devant Netflix, selon le rapport The Gauge de Nielsen publié en juillet 2023 (voir chapitre 1).
Le type de productions que l’on trouve sur YouTube et les plateformes concurrentes de contenu généré par les utilisateur·trices (CGU), comme TikTok, Instagram et Twitch, est à des lieues des modèles traditionnels de présentation (le fameux « pitch »), des coûts élevés de production et de distribution, des multiples barrières à l’entrée et du financement propres au domaine audiovisuel. L’augmentation du temps de visionnement en ligne et la croissance de l’économie des créateur·trices numériques des dernières années soulèvent donc la question : que se passe-t-il? Le présent chapitre y répond et examine de plus près la façon dont les créateur·trices numériques produisent, distribuent et promeuvent leur contenu. En parallèle, il propose d’explorer en profondeur les règles propres à cet écosystème, des algorithmes aux modèles d’entreprise en passant par l’économie de l’attention.
Commençons par établir des cadres de réflexion sur cet environnement médiatique et sur ses différences avec la diffusion traditionnelle. La production et la consommation de médias se définissent aujourd’hui par une multiplicité d’écrans et d’appareils, une connectivité permanente et du contenu diffusé sur un appareil qui affiche tant la vidéo de votre Youtubeuse préférée que les photos Instagram de votre ami·e. De nos jours, si l’on veut créer et diffuser un contenu, il suffit de l’enregistrer avec son téléphone, puis de le publier sur des plateformes de CGU pouvant atteindre des centaines de millions, voire de milliards de spectateur·trices à travers le monde. Et tout cela n’aura rien coûté en frais de production, de stockage ou de distribution.
Trop beau pour être vrai ? Ça l’est. Lorsqu’une industrie est radicalement transformée par l’innovation technologique, comme l’industrie médiatique l’est depuis les 10 à 15 dernières années, elle subit des changements opérationnels majeurs. Certains aspects qui semblaient autrefois relativement simples, comme toucher un public à une heure d’écoute convoitée sur une chaîne de télévision, deviennent des défis. Pourquoi ? Car la concurrence provient désormais de partout. Et la distribution, bien que gratuite sur les principales plateformes de CGU, ne garantit aucun visionnement minimum. Les budgets, qui étaient auparavant liés à la capacité d’attirer le public, n’ont quant à eux plus d’importance. La télévision n’est plus uniquement en concurrence avec d’autres émissions, elle l’est également avec Netflix, YouTube, TikTok, Instagram, Twitch, les balados et les applications. N’oublions pas le temps de lecture des nouvelles et du divertissement en ligne, sans compter le temps passé à jouer, que ce soit sur des téléphones, des consoles, des tablettes ou des téléviseurs connectés.
L’industrie audiovisuelle a indéniablement été secouée par la popularité du contenu numérique et les appareils mobiles constamment à portée de main. La création de contenu numérique diffère grandement de celle des médias traditionnels, qu’il s’agisse de la préproduction, de la production, de la distribution, du marketing, de la promotion ou des comportements du public. Voici comment :
- Un système émergent plus ascendant
- Très peu de barrières à l’entrée
- Un modèle de production autonome « DIY » géré par une seule personne ou une petite équipe informelle
- Des risques financiers assumés par les créateur·trices
- Un financement par des mécanismes comme le partage des recettes publicitaires, Patreon, Kickstarter, les pourboires numériques, l’autofinancement, la vente de produits dérivés et les partenariats avec des marques
- Une concurrence illimitée
- Des communautés mondiales d’adeptes facilement accessibles
- Une distribution et une promotion par la communauté (tweets, listes de lecture, partages, mèmes, etc.)
- Des données et analyses en temps réel
UNE ÉCONOMIE DE L’ATTENTION
Nous avons tous les jours accès à des millions de contenus. L’attention de l’auditoire est immensément convoitée et exacerbe la concurrence. Or, le nombre d’heures dans une journée demeure le même. L’économie numérique est souvent qualifiée d’« économie de l’attention », où les gagnant·es sont celles et ceux qui réussissent à attirer et maintenir l’attention. L’expression « économie de l’attention » a été définie en 1971 par Herbert Simon, un économiste et psychologue récipiendaire d’un prix Nobel pour ses travaux sur les processus de prise de décision. M. Simon soutenait l’idée « qu’une richesse d’information crée une pauvreté de l’attention » 2. Le physicien-théoricien Michael Goldhaber a approfondi cette théorie environ 25 ans plus tard, lorsque l’économie numérique a commencé à s’implanter, faisant valoir que l’argent coule vers l’attention 3.
L’expression en anglais paying attention (littéralement : payer l’attention) n’est peut-être pas une coïncidence, puisque notre attention est effectivement utilisée comme devise. C’est particulièrement vrai dans le domaine du contenu et des services en ligne, où l’économie traditionnelle a été remplacée par ce qu’on appelle freeconomics (économie gratuite) 4. Plusieurs raisons expliquent pourquoi une grande partie de l’activité en ligne n’incite pas à l’achat : il y a l’optimisation de nos données pour la publicité personnalisée, les subventions croisées entre plusieurs produits (qui expliquent pourquoi on ne paie pas pour Google Maps ou Gmail) et les modèles freemium qui proposent des services de base gratuits et des options plus complètes sur abonnement. Dans tous les cas, notre attention, individuelle ou collective, sert de monnaie.
En réponse à notre attention limitée, à la concurrence féroce pour l’attirer et au faible coût lié à la création de contenu numérique, de nombreuses entreprises technologiques ont créé un modèle d’affaires lucratif qui consiste à « construire une meilleure souricière » pour notre attention. Le principe est de proposer aux consommateur·trices un éventail de gratuités — du contenu (actualités, informations, divertissements, jeux), des services et des outils (navigateurs Web, cartes, courriel, applications de productivité) — gérées par des systèmes sophistiqués de données et d’analyse qui tournent en arrière-plan afin de personnaliser l’expérience de l’utilisateur·trice, puis de l’optimiser pour les annonceurs. Réaliser ce modèle à grande échelle — on parle de centaines de millions, voire de milliards d’utilisateur·trices, comme c’est le cas des plus grandes entreprises technologiques — peut s’avérer très lucratif. Toutefois, de nombreuses plateformes technologiques populaires peinent à être rentables et sont soutenues par le capital-risque et l’espoir qu’elles le deviennent un jour. Alors qu’Alphabet et Meta sont des entreprises extrêmement lucratives, Amazon, l’une des plus grandes entreprises du monde, a été notoirement non profitable pendant près de 20 ans. Uber 5 et Netflix 6 n’ont fait état de trimestres rentables qu’au milieu de 2023.
TEMPS MOYEN DE CONSOMMATION MÉDIATIQUE PAR ADULTE, PAR JOUR, AU CANADA, 2016-2025
SOURCE: https://www.insiderintelligence.com/content/canada-time-spent-with-media-2023
* Y compris magazines et journaux
** Sauf numérique
Où donc se porte l’attention des Canadien·nes en matière de médias? Où pourrait-elle se porter dans l’avenir? Comme le montre le graphique ci-dessus, les appareils mobiles en accaparent la plus grande partie, avec près de quatre heures par jour. La télévision compte un peu plus de 2,5 heures par jour, alors que les ordinateurs de bureau et portables comptent moins de deux heures. La radio a diminué à un peu plus d’une heure par jour, et la presse écrite, à seulement 15 minutes 7.
La consommation quotidienne de médias sociaux est particulièrement élevée, atteignant en 2023 légèrement plus de 150 minutes parmi une base mondiale d’utilisateur·trices, ce qui représente une augmentation de plus de 50 % au cours des dix dernières années 8. Parmi les plateformes de CGU, TikTok est en tête avec 54 minutes de consommation quotidienne, suivie de YouTube avec 49 minutes, X (anciennement Twitter), 34, Instagram, 33, Snapchat et Facebook ayant 30 minutes chacune, et Reddit, 24 minutes 9.
Ces tendances de consommation des médias expliquent les opportunités qui s’offrent aux créateur·trices numériques. Cette année, durant le plus prestigieux rassemblement de l’industrie mondiale de la publicité, le Festival international de la créativité – Cannes Lions, une dirigeante d’une agence de talents numériques a souligné que « les créateurs et créatrices représentent de moins en moins une aberration exotique et davantage une stratégie reconnue par les spécialistes du marketing » et « qu’on ne peut pas attirer la génération Z sans passer par ces créateurs et créatrices » 10.
Peut-on alors penser que les campagnes publicitaires d’aujourd’hui se résument à embaucher des créateur·trices et des influenceur·euses comme porte- paroles ? Selon Robert Kozinets, professeur à l’école de communication et de journalisme Annenberg de l’Université de Californie du Sud, chercheur et co-auteur du livre Influencers and Creators: Business, Culture and Practice 11, le fait de gagner la confiance en ligne compte plus que jamais. Interviewé par Perspectives, M. Kozinets a affirmé :
« Lorsque l’institution des médias sociaux était encore jeune et que les gens étaient un peu plus naïfs, on avait l’impression que ces “vraies personnes”, c’est-à-dire les blogueurs et autres influenceurs naissants, étaient plus dignes de confiance que les populaires porte-paroles commerciaux ou les voix publicitaires rémunérées. Bien que les individus convoitent encore aujourd’hui l’authenticité des voix des influenceurs de TikTok, Instagram et YouTube, ils font tout de même preuve de méfiance et de scepticisme. On le constate dans les sondages de confiance Edelman et lorsqu’on discute avec les gens, leur confiance envers les influenceurs s’est déjà beaucoup effritée, au sens absolu. Cela dit, comparativement et relativement parlant, beaucoup préfèrent les influenceurs qu’ils suivent en ligne plutôt que les traditionnels porte-paroles rémunérés, et leur font davantage confiance. » 12
DES MODÈLES D’AFFAIRES AUX MULTIPLES FACETTES
De nombreuses idées préconçues circulent au sujet des créateur·trices numériques, dont le fait que ces artistes gagneraient facilement leur vie. Or, assurer la pérennité d’une carrière en création numérique représente un défi de taille dans un marché où la concurrence est exponentiellement plus forte que dans celui de la diffusion traditionnelle (voir le chapitre précédent). Les créateur·trices numériques doivent continuellement s’adapter aux modèles d’affaires en ligne, algorithmes et préférences des consommateur·trices qui évoluent constamment. Cela signifie qu’une stratégie qui fonctionne aujourd’hui sur une plateforme CGU risque de ne pas fonctionner demain ou sur une autre plateforme.
À quel point le marché de la création numérique est-il compétitif au juste? L’étude Citi GPS publiée en mars 2023 révélait « que bien moins de 20 % des créateurs numériques se partagent bien plus que 80 % des profits. Autrement dit, le principe de Pareto, ou loi des 80-20, ne s’applique pas. L’économie des créateurs se résume donc au principe “le gagnant empoche la majeure partie” » 13. Cette déclaration résonne d’autant plus lorsqu’on analyse les statistiques de différentes plateformes de CGU. Prenons l’exemple de YouTube, qui compte en 2023 plus de cent millions de chaînes. Lorsque l’une d’elles franchit le seuil des 1000 abonné·es, le minimum nécessaire pour monétiser une chaîne, elle est déjà dans le top 9 % de toutes les chaînes. Une chaîne avec 100 abonné·es est dans le top 25 %. En d’autres mots, l’unique façon de rentabiliser considérablement une chaîne YouTube est d’avoir des centaines de milliers, voire des millions d’abonné·es, ce qui la place alors dans le top 1 % de toutes les chaînes 14. De récentes données de la plateforme de diffusion en direct Twitch démontrent que 0,5 % des abonné·es génèrent 76 % des heures totales visionnées 15. Parallèlement, seulement 2 % des centaines de milliers d’utilisateur·trices de Patreon, une plateforme permettant aux adeptes de soutenir les artistes par abonnements et paiements directs, gagnent l’équivalent d’un salaire minimum mensuel 16.
Parmi les plateformes de CGU, TikTok est en tête avec 54 minutes de consommation quotidienne, suivie de YouTube avec 49 minutes, X (anciennement Twitter), 34, Instagram, 33, Snapchat et Facebook ayant 30 minutes chacune, et Reddit, 24 minutes.
On pense aussi à tort que les créateur·trices numériques gagnent d’importantes sommes d’argent grâce au partage de revenus publicitaires avec les plateformes CGU sur lesquelles sont publiées leurs vidéos et photos. Si c’était bien le cas il y a plusieurs années, à l’époque où YouTube était pionnière du partage de revenus publicitaires, la proportion des revenus publicitaires a depuis diminué et représente aujourd’hui de 5 à 7 % des revenus totaux que gagnent les créateur·trices numériques. Les partenariats avec des marques représentent quant à eux la plus grande part de leurs revenus totaux, soit 70 à 80 %. Le reste provient d’autres canaux, sur ou hors plateformes, allant des pourboires numériques au marketing d’affiliation 17 18.
Certains enjeux liés aux partenariats avec les marques méritent toutefois d’être soulignés. Une étude réalisée au printemps 2023 a démontré que plus du tiers des créateur·trices numériques, dont la plupart sont au début ou au milieu de leur carrière, établit ses tarifs de façon aléatoire. D’après une agence, « plusieurs marques utilisent la pratique de prix d’éviction et profitent des nouveaux créateurs… [et] énormément de créateurs produisent du contenu uniquement pour recevoir des produits gratuits » 19. Voilà un exemple du rôle essentiel des associations qui défendent les droits et intérêts des créateur·trices numériques. L’organisme Digital First Canada 20 joue ce rôle au Canada depuis 2021, et la Creators Guild of America 21 depuis l’été 2023 aux États-Unis.
Par conséquent, beaucoup de créateur·trices numériques ont misé sur la solide relation avec leurs abonné·es et sur leur marque personnelle pour se transformer en petites entreprises médiatiques. À l’occasion, certain·es peuvent faire appel à une personne pour les assister, tandis que celles et ceux qui ont les plus vastes communautés et des sources de revenus diversifiées peuvent embaucher de cinq à dix personnes, parfois plus. À l’autre extrémité du spectre, on retrouve la plus grosse chaîne YouTube canadienne. Avec plus de quinze millions d’abonnés et sept millions de visionnements, elle s’est mue en une agence de production comptant 90 employés et proposant des services de médias sociaux et de marketing d’influence aux grandes marques comme Shopify, IBM et Cisco 22. Cela dit, la plupart des créateur·trices numériques n’ont pas cette envergure, et n’y aspirent d’ailleurs probablement pas.
PRODUCTION ET DISTRIBUTION DANS LE MONDE DE LA CRÉATION NUMÉRIQUE
Tels que recueillis et rapportés par les associations professionnelles, les coûts de production dans l’industrie audiovisuelle au Canada varient entre quelques centaines de milliers de dollars par heure et près d’un million et demi de dollars par heure 23. Il n’existe cependant aucune donnée comparable pour la création numérique. Et pour cause, la création numérique peut nécessiter une personne seule avec un téléphone et une perche à égoportrait ou une petite équipe informelle, comme elle peut nécessiter des dizaines d’employés et plusieurs secteurs d’activité issus du succès du contenu numérique. En outre, l’auditoire, qui témoigne de sa fidélité au gré de ses clics, a maintes fois démontré par son comportement que la valeur de la production a peu d’importance. C’est l’originalité du contenu et sa manière de répondre à des besoins précis qui prévalent.
Prenons l’exemple d’Oorbee Roy, une mère torontoise, connue en ligne sous le pseudonyme Auntie Skates, un personnage qu’elle a créé pendant la pandémie alors qu’elle s’est mise à faire de la planche à roulettes, à 43 ans, vêtue de tenues traditionnelles d’Asie du Sud. Après un succès timide sur YouTube, ses vidéos sont devenues virales sur TikTok 24. Oorbee Roy continue de publier ses prouesses sur TikTok, où elle cumule près de 200 000 abonnés et huit millions de « J’aime ». Elle s’est également lancée en affaires comme conférencière et donne des ateliers de planche à roulettes et de retraites pour femmes.
À quoi ressemble la production de contenu pour Oorbee Roy ? « Mes enfants et moi sommes allés à Ashbridges, un parc avec une grande rampe de sept pieds près de mon quartier de l’est de Toronto. J’ai enfilé un sari mauve, puis mes enfants m’ont filmée alors que je faisais le tour de la rampe sur ma planche à roulettes. Mon sari mauve et doré flottait au vent derrière moi et j’avais l’impression de voler. La vidéo est devenue virale et m’a rendue célèbre. Elle a atteint près d’un million de visionnements » 25, raconte Mme Roy. Comme l’illustre cet exemple, la question du budget alloué à la création de contenu numérique revient à demander combien mesure un bout de fil. Bien évidemment, la réponse est « ça dépend ». Certaines créations impliquent recherche, rédaction, scénarisation, animation, graphisme et voix hors champ. D’autres peuvent nécessiter des équipes de production ou de montage et de la postproduction. Si le contenu est publié à plusieurs endroits, un formatage et une série de révisions peuvent alors être nécessaires afin de respecter les critères des différentes plateformes.
Les défis auxquels sont confrontés les créateur·trices numériques diffèrent de ceux observés dans l’industrie audiovisuelle traditionnelle. Sans barrière à l’entrée — quiconque peut enregistrer une vidéo et la publier sur TikTok gratuitement et sans demander la permission — les créateur·trices numérique doivent composer avec les réalités d’un marché complètement saturé.
À partir du moment où les créateur·trices identifient le type de contenu à produire ainsi que leur style et identité à l’écran, les enjeux de production peuvent être réglés au fur et à mesure, en tâtonnant.
Une fois la vidéo enregistrée et montée, elle doit ensuite être diffusée. Or, contrairement à la distribution directe plus courante dans l’industrie audiovisuelle traditionnelle, le domaine numérique est soumis à une interaction complexe entre plateformes, individus et participations ludiques. Les utilisateur·trices font circuler les contenus en les enrichissant à l’aide de leur téléphone, tablette ou ordinateur portable ou de bureau. Bien qu’il n’y ait pas de règle universelle au sein de la communauté créative, généralement, on utilise une ou plusieurs des plateformes les plus connues pour les vidéos courtes, les vidéos longues et les flux en direct pour le lancement initial d’un contenu. Des extraits de ces vidéos, généralement accompagnés de légendes pour attirer l’attention, peuvent ensuite être rediffusés sur d’autres plateformes.
Dès lors qu’il est publié, le contenu tombe entre les mains d’un public actif qui le partage, le commente, le remixe et même le freeboot, terme utilisé lorsqu’une vidéo est téléversée à nouveau sans le consentement de l’ayant droit. Cette pratique étant une violation du droit d’auteur, les créateur·trices numériques peuvent émettre un avis de retrait. Certain·es choisissent cette voie tandis que d’autres préfèrent plutôt laisser la machine Internet disséminer leur contenu à haute vitesse, espérant que cette visibilité auprès de nouveaux publics apportera des bénéfices supérieurs aux revenus publicitaires potentiellement perdus.
Dans le domaine de la création de contenu numérique, l’implication du public actif — qu’elle soit positive, négative, ou même illégale — peut être considérée comme une sorte de production post-distribution. À l’inverse, dans l’audiovisuel traditionnel, la distribution du contenu par les canaux officiels marque la fin du processus. Dans le monde numérique, cette phase de « re-production » ajoute une autre dimension. Alors que l’industrie audiovisuelle a ses classements Nielsen, l’écosystème numérique, lui, possède ses statistiques de visionnements ainsi que les signes d’engagement et de participation d’un public actif. C’est ce qui explique l’impact culturel des créateur·trices de contenu numérique.
LA DÉCOUVRABILITÉ EN QUELQUES MOTS
Les défis auxquels sont confrontés les créateur·trices numériques diffèrent de ceux observés dans l’industrie audiovisuelle traditionnelle. Sans barrière à l’entrée — quiconque peut enregistrer une vidéo et la publier sur TikTok gratuitement et sans demander la permission — les créateur·trices numériques doivent composer avec les réalités d’un marché complètement saturé. Comment un contenu peut-il atterrir sur votre téléphone ou votre écran lorsqu’il existe des millions de contenus disponibles au quotidien ? C’est ce qu’on appelle la « découvrabilité » dans le langage de l’industrie, à savoir la capacité d’un contenu à être trouvé.
Une fois de plus, il n’existe pas de réponse unique car les modèles numériques fonctionnent sur des systèmes et des logiques en constante évolution. Les algorithmes, en particulier, évoluent constamment et fonctionnent différemment selon les plateformes. L’objectif ultime des algorithmes consiste à satisfaire et anticiper les besoins de chaque spectateur, et ce afin de maximiser le temps passé sur la plateforme. Les deux principales plateformes de vidéos courtes procèdent de manière différente. YouTube, par exemple, ne possède pas de page d’accueil. En ouvrant l’application ou le site Web, l’utilisateur·trice verra plutôt une page personnalisée en fonction de ses recherches, son historique de visionnement et ses habitudes de navigation, avec des suggestions de contenu en écho à ses choix précédents. Comme YouTube l’explique : «[Notre] système de recommandation trouve des vidéos pour les spectateurs, plutôt que des spectateurs pour les vidéos » 26.
Bien que le processus soit similaire sur TikTok, l’algorithme fonctionne ici différemment. Cet algorithme extrêmement sophistiqué constitue l’ingrédient secret qui rend l’expérience addictive. Impossible de consommer un seul contenu sans en dévorer dix autres. TikTok a d’ailleurs été qualifiée « d’entremetteuse rapide et très efficace » 27. Et c’est en effet ce qu’elle est, mettant à la disposition des utilisateur·trices un mélange de contenus provenant de créateur·trices que l’on suit et d’autres à découvrir. Cette judicieuse combinaison entre nouveau contenu et contenu familier, méticuleusement adaptée aux préférences de chaque utilisateur·trices, rend la plateforme addictive et originale. Ce système en perpétuelle évolution est conçu pour maintenir les utilisateur·trices engagé·es, diverti·es et constamment en train de faire défiler l’écran à la recherche de nouveaux contenus, nourrissant ainsi l’algorithme par leurs comportements.
Le monde de la création de contenu
numérique est, à bien des égards, une
éternelle expérimentation… À titre
d’exemple sur ce sujet, des spécialistes
estiment que Google a mené en 2021 plus
de 800 000 expérimentations dans ses
algorithmes de recherche, entraînant 5000
changements la même année.
L’algorithme pourrait donc être le nouveau grand décideur. À tout moment, il peut aider le·la créateur·trice numérique en favorisant son style de contenu parce qu’il suit la tendance populaire et les comportements des utilisateur·trices. Mais ce n’est pas simplement parce que l’on continue de publier un type de contenus qu’il continuera de plaire à l’algorithme ! Il pourrait donc, à d’autres moments, devenir l’un des plus gros obstacles d’un·e créateur·trice de contenu. Par ailleurs, le fonctionnement interne sophistiqué de l’algorithme — parfois qualifié de « boîte noire » — peut donner l’impression de s’exposer à un éventail à la fois large et équilibré d’information. Alors que les algorithmes sont largement utilisés dans une variété de domaines, de la recommandation de contenus aux soins de santé, en passant par les finances et les ressources humaines, les biais [des algorithmes] font actuellement l’objet d’études dans les plus prestigieuses universités 28. Dans une entrevue accordée à Perspectives, le sociologue de la consommation et professeur à l’école d’études commerciales Schulich de l’Université York, Markus Giesler, a indiqué partager ces préoccupations : « Le marché des médias numériques est dominé par des algorithmes conçus pour maximiser l’engagement des utilisateurs et des utilisatrices. Ces marchés sont moins transparents, plus complexes et plus rapides… [et] la manière dont ces plateformes façonnent ou contraignent l’opinion des consommateurs est la plupart du temps très subtil. Il en résulte une illusion de choix, de contrôle et d’autonomie. » 29
Un antidote au pouvoir de l’algorithme : la communauté. L’une des premières et des plus irrésistibles caractéristiques d’Internet est sa capacité à créer des communautés. Pour virtuellement trouver des individus n’importe où sur la planète qui partagent des idées similaires aux nôtres, il suffit de suivre un mot-clic ou un fil de commentaires, ou s’engager de façon continue, par exemple dans des discussions détaillées sur Reddit ou Discord. Les lieux où se forment les communautés en ligne n’ont cependant pas tous la même valeur, comme le précise à Perspectives Benjamin Mako Hill, professeur adjoint au Département de communication de l’Université de Washington : « Les communautés en ligne sont profondément façonnées par les plateformes, leurs fonctionnalités et leurs possibilités technologiques et sociales. Créer une communauté dans la section commentaires d’une page est beaucoup plus difficile que sur une plateforme comme Reddit conçue pour prendre en charge des communautés pendant de longues périodes et au fil de plusieurs conversations. » M. Mako Hill souligne également que la passion des adeptes en ligne peut être si vive qu’elle peut faire concurrence aux créateur·trices numériques : « les [créateurs] plus futés tentent de collaborer avec les communautés pour construire et prendre en charge plusieurs infrastructures, afin de compléter les canaux où ils publient initialement leur contenu » 30.
Le monde de la création de contenu numérique est, à bien des égards, une éternelle expérimentation, où l’on ne peut se contenter d’une seule stratégie. C’est aussi vrai pour la gestion de communautés en ligne que pour la nature imprévisible des algorithmes. À titre d’exemple sur ce sujet, des spécialistes estiment que Google a mené en 2021 plus de 800000 expérimentations dans ses algorithmes de recherche, entraînant 5 000 changements la même année 31. Ces ajustements techniques continus ont pour objectif d’améliorer la qualité, l’autorité et la pertinence du contenu et de la publicité proposés à chaque utilisateur·trice. Ce processus sert non seulement à créer une expérience d’utilisation extrêmement personnalisée, propre au contenu numérique, mais permet également d’associer du contenu précis à un public précis. Ce modèle de diffusion, axé sur du contenu attirant le plus large segment démographique possible, a ouvert la voie à un écosystème créatif pouvant satisfaire un éventail d’intérêts élargi, et a donné naissance à des millions de créateur·trices numériques à travers le monde.
Le simple fait d’avoir un endroit où s’exprimer suffit pour combler certaines personnes, alors que d’autres y déploient pleinement leur talent. Comme Andrew Peterson, directeur de YouTube Canada, l’a mentionné à Perspectives : « Ce qui est remarquable avec l’économie des créateurs sur YouTube, c’est que le contenu de niche représente aujourd’hui le contenu populaire. On peut avoir n’importe quel talent, passion ou intérêt, et trouver une communauté dans un public composé de milliards de personnes, et ainsi construire une entreprise durable… Ce n’est plus une question d’avoir les bons contacts, d’entrer dans le moule ou d’avoir de gros budgets. Il suffit d’être passionné par son créneau et d’avoir une histoire à raconter. » 32
NOTES
- Neil Postman, “Five Things We Need to Know About Technological Change,” discours prononcé à Denver, au Colorado, le 28 mars 1998 (https://www.cs.ucdavis.edu/~rogaway/classes/188/materials/postman.pdf).
- Simon, H. A. (1971), “Designing Organizations for an Information- Rich World”, In Computers, communications, and the public interest (Baltimore: Johns Hopkins Press)
- https://www.researchgate.net/publication/220167300_The_ value_of_openness_in_an_attention_economy
- https://www.wired.com/2008/02/ff-free
- https://www.fool.com/investing/2023/08/02/uber-is-profitable-for-real-this-time
- https://www.forbes.com/sites/dereksaul/2023/04/18/netflix-earnings-stock-slides-as-profit-outlook-weakens/?sh=2421c78a712e
- https://www.insiderintelligence.com/content/canada-time-spent-with-media-2023
- https://www.statista.com/statistics/433871/daily-social-media-usage-worldwide/
- https://www.insiderintelligence.com/chart/263759/average-time-spent-per-day-by-us-adult-users-on-select-social-media-platforms-2023-minutes. Veuillez noter que ces donnnées, rapportées à la mi 2023, concernent les utilisateur·rices américain·es. Nous partons du principe qu’elles correspondent aux usages des réseaux sociaux au Canada.
- Jamie Gutfreund, chef de la croissance à Whalar, cité dans le newsletter Creator Economy de The Information, le 16 juin 2023.
- https://www.amazon.com/Influencers-Creators-Business-Culture-Practice/dp/1529768640/ref=monarch_sidesheet
- Le professeur Robert Kozinets en entrevue avec Leora Kornfeld pour Perspectives, le 9 septembre 2023. Suivre ce lien pour de l’information sur le plus récent sondage de confiance Edelman : https://www.edelman.com/trust/2023/trust-barometer
- https://ir.citi.com/gps/7PUfiT7fJPblL
- https://timqueen.com/youtube-number-of-channels
- https://venturebeat.com/games/twitch-state-of-the-stream-june-2023-streamelements-viewership
- https://www.shopify.com/ca/blog/creator-economy
- https://www.cbinsights.com/research/report/what-is-the-creator-economy
- https://www.goldmansachs.com/intelligence/pages/the-creator-economy-could-approach-half-a-trillion-dollars-by-2027.html
- https://www.adweek.com/media/pricing-for-the-creator-economy-is-all-over-the-map
- https://digitalfirstcanada.ca
- https://www.creatorsguildofamerica.org
- https://linusmediagroup.com
- Les plus récentes données de l’association Canadian Media Producers Association (CMPA) rapportent des budgets moyens allant de 350 000 $ à $1,4 M$ par heure (programmation en anglais) et de 180 000 $ à 700 000 $ (programmation en français). Les niveaux de coûts varient considérablement selon les programmations (par exemple, les documentaires et les émissions de styles de vie se situent au bas de l’échelle alors que les fictions se trouvent au sommet). Voir https://cmpa.ca/wp-content/uploads/2023/08/Profile-2022-EN_v4.pdf
- https://www.tiktok.com/@auntyskates/
- https://macleans.ca/society/skateboarding-tiktok-viral-sari/
- https://www.youtube.com/intl/en_uk/creators/how-things-work/content-creation-strategy
- https://www.eugenewei.com/blog/2020/8/3/tiktok-and-the-sorting-hat
- See, e.g., https://conference.nber.org/confer/2019/YSAIf19/SSRN-id3361280.pdf and https://www.nature.com/articles/d41586-019-01413-1
- Professeur Markus Giesler en entrevue avec Leora Kornfeld, pour Perspectives, le 9 septembre, 2023.
- Entrevue du professeur Benjamin Mako Hill avec l’équipe Prospective et Innovation du FMC pour Perspectives, le 5 octobre 2023.
- https://searchengineland.com/library/google/google-algorithm-updates#:~:text=Most%20experts%20estimate%20that%20Google,go%20about%20writing%20for%20SEO
- Andrew Peterson en entrevue avec Leora Kornfeld, pour le FMC.