Perspectives - QUAND L’ÉCRAN PIVOTE (Automne 2023)

Chapitre 3 : La grande rencontre

LES FRONTIÈRES ENTRE L’AUDIOVISUEL TRADITIONNEL ET LES PLATEFORMES CGU S’ESTOMPENT
PAR HANNAH ANTAKI

Il n’y a pas si longtemps, pour s’installer devant notre émission préférée, il fallait allumer le téléviseur, aller sur la bonne chaîne, à la bonne date et à la bonne heure. Si on la manquait, tant pis, on remettrait ça la semaine suivante! De nos jours, des plateformes de contenu généré par les utilisateur·trices (CGU) comme YouTube et TikTok accueillent des émissions scénarisées traditionnelles, et les diffusent avec des publicités ou par section. Cela permet aux publics de les regarder quand ils veulent, depuis leur téléphone et de n’importe où dans le monde. Les frontières entre l’industrie audiovisuelle traditionnelle et les plateformes de CGU se brouillent : la première exploite la créativité et les compétences uniques des créateur·trices de contenu numérique, tandis que les secondes explorent de nouvelles façons de capter les auditoires des médias traditionnels.

La diversité et la portée potentielle du contenu créé dans la sphère numérique sont presque illimitées. Toute idée peut trouver sa place en ligne si quelqu’un prend l’initiative de la réaliser et d’appuyer sur le bouton de téléchargement. Comme le note Lee Naimo, directeur du contenu en ligne et des jeux à Screen Australia en entrevue avec Perspectives : « Les créateurs et créatrices numériques […] n’attendent pas qu’on leur donne la permission. Ils foncent et créent quelque chose. Cela peut venir du fait qu’il y a moins d’obstacles liés à l’approbation sur des plateformes comme YouTube [que dans les médias traditionnels]. » Les créateur·trices numériques, poursuit-il, sont souvent des gens « avec une véritable volonté d’essayer des choses», des gens qui ont développé une voix créative, un style de montage, des choix musicaux et des capacités graphiques bien distincts. Ces artistes ont appris à dialoguer avec leur public et peuvent répondre à leurs souhaits presque en temps réel. Les choses bougent vite dans l’espace numérique, et les diffuseurs en prennent note. « On ne peut ignorer le fait que c’est là que la prochaine génération trouve ses points d’entrée dans l’industrie », concède Fiona Campbell, directrice Jeunes publics à BBC iPlayer et BBC Three, en entrevue pour Perspectives. « Si on veut trouver les futurs producteurs exécutifs, showrunners, scénaristes, c’est là qu’on les trouve, probablement déjà en train de faire ce travail. Il faut les attirer pendant que nous le pouvons encore. »

Et les diffuseurs cherchent effectivement à « les attirer», pour travailler avec ces artistes que rien n’arrête. Le laboratoire de création BBC Creator Lab a été lancé en octobre 2023 en partenariat avec TikTok. Né de leur ambition commune de développer l’économie des créateur·trices au Royaume-Uni, le Lab offre des opportunités de réseautage et un soutien à 100 artistes numériques de tout le pays afin d’explorer des formats plus longs : de plus grosses émissions dotées de meilleurs budgets sur une plateforme plus « grand public ». Questionnée sur le fait de savoir pourquoi la BBC, en tant que diffuseur public, s’était sentie incitée à soutenir les créateur·trices numériques, Mme Campbell a répondu qu’au cœur des valeurs de la BBC se trouvait le désir « d’offrir des points d’entrée pour créer les talents de demain et contribuer au développement du secteur créatif en Grande-Bretagne, étant donné son importance en matière d’emplois, mais aussi de PIB ». La directrice décrit le Lab comme étant une « classe de maître et un remue-méninge de deux jours avec des membres de la direction de TikTok et des chargé·es de programmes long format de la BBC ». C’est une manière pour les créateur·trices numériques d’élargir leurs perspectives de carrière et pour la BBC de tirer parti de talents qui représentent une diversité de voix à travers le pays. Le fait de cultiver ces talents pourrait attirer leurs publics vers la BBC et « potentiellement créer des dizaines et même, sur quelques dizaines d’années, des centaines d’emplois dans la production de leur matériel ».

De son côté, TikTok s’affranchit des frontières de l’écosystème des CGU, son partenariat avec la BBC n’étant qu’une de ses nombreuses initiatives stratégiques d’expansion. Tout en maintenant son rôle de destination mondiale pour le divertissement, TikTok dit s’engager à « promouvoir les narrations innovantes parmi les créatifs, les artistes et les cinéastes émergents et établis ». La plateforme s’est associée avec le Festival international du film de Toronto en 2022 et avec le Festival de Cannes en 2022 et 2023 pour connecter ces événements à ses plus d’un milliard d’utilisateur·trices et leur proposer des défis cinématographiques en collaboration avec les festivals.

Les synergies entre les TikTokeur·euses et l’écosystème audiovisuel traditionnel (incluant la diffusion en ligne) sont aussi encouragées sur la plateforme elle-même. Lieu virtuel permettant aux publics de connecter et de créer des communautés, TikTok redonne vie à des émissions oubliées et propulse au cœur de l’air du temps de nouvelles séries, découpées en courtes sections. Killing It a été la première série de Peacock à être diffusée sur la plateforme (bien que dans le contexte très particulier de la grève de la SAG-AFTRA 2). Paramount a par la suite pris la même initiative : si vous êtes bien au fait de la culture pop, vous savez que le 3 octobre est la Journée Mean Girls, en l’honneur du populaire film de 2004 (Méchantes ados au Québec). Paramount a créé un compte officiel pour Mean Girls sur TikTok et a mis en ligne l’intégralité du film en 23 parties 3 le 3 octobre 2023. L’auditoire qui n’avait vu que de courts extraits du film a eu la chance — pour un jour seulement — de le voir en entier et gratuitement.

« On ne peut ignorer le fait que c’est là que la prochaine génération trouve ses points d’entrée dans l’industrie. »

—Fiona Campbell, directrice Jeunes publics à BBC iPlayer et BBC Three

YouTube se rapproche également du monde audiovisuel traditionnel. En 2022, la société a lancé Primetime Channels, qui permet de s’abonner à plus de 40 services de diffusion en ligne, tous accessibles à un seul et même endroit 4. Comme l’écrivait le chef de la direction de YouTube, Neal Mohan, dans une lettre ouverte en mars 2023 5, la plateforme s’est donné pour objectif « d’apporter le meilleur de YouTube dans le salon ». Les utilisateur·trices fréquentent déjà le site pour regarder des vidéos de contenu lié à la télévision ou à des films (vidéos en coulisses, bandes-annonces, entrevues promotionnelles, etc.) Pourquoi ne pas y rester pour la soirée cinéma? La plateforme, explique M. Mohan, commence par « aller à la rencontre du téléspectateur là où il regarde le contenu, ce qui nous ramène de plus en plus à l’écran le plus grand dans la plupart des foyers, à savoir le téléviseur ». Primetime Channels aide donc YouTube à toucher un public plus vaste, y compris des gens moins rivés à leur téléphone, et s’inscrit dans l’objectif de plus en plus présent chez les plateformes de CGU qui est, comme le mentionne Jennifer Park de Telus STORYHIVE 6, « de garder le public sur [leur] plateforme le plus longtemps possible ».

YouTube ayant été l’une des premières plateformes de CGU à servir de rampe de lancement pour les créateur·trices numériques faisant leurs premiers pas dans l’audiovisuel traditionnel — pensez à Lilly Singh, par exemple — elle offre un énorme potentiel pour ces artistes. Lee Naimo est conscient des différentes voies vers le succès qu’offre YouTube. En consacrant du financement à cet écosystème, Screen Australia « veut être réactif et attentif à l’orientation que les créateurs et créatrices souhaitent donner à leur carrière. Parfois, il s’agit de s’éloigner des plateformes en ligne », indique- t-il, comme dans le cas de la série Deadloch sur Amazon Prime Video 7 créée par The Kates 8, des pionnières de la création numérique. « Et parfois, il s’agit simplement de continuer à développer cette activité », comme dans le cas de Glitch Productions et de leur émission Meta Runner 9, diffusée sur YouTube.

Chez nous, des acteurs incontournables du secteur audiovisuel comme Bell Média recherchent des collaborations avec des créateur·trices numériques, fusionnant les publics, les développant ainsi de part et d’autre. Interrogé par Perspectives sur l’avenir de ces collaborations, Mike McShane, directeur du développement du contenu numérique chez Bell Média, s’est montré clair : « il y en a de plus en plus.» D’après M. McShane, Bell Média « a constaté que les lignes s’estompaient entre les talents traditionnels et numériques [et] est allé de l’avant en créant des émissions uniques et originales à partir de cet espace non conventionnel ».

Cela a été mis en pratique en 2021 lorsque la légendaire marque MuchMusic 10 a été relancée, offrant une programmation exclusivement sur TikTok. Comme l’explique Mike McShane, « l’ADN de MuchMusic a toujours été la culture populaire, l’accès, l’irrévérence et l’excitation. C’est aussi ce que TikTok représente aujourd’hui, [et] MuchMusic devrait toujours être là où se trouve notre public ». Made for TV with Boman Martinez-Reid 11, une série à venir sur Crave (propriété de Bell Média), est un autre bel exemple de rencontre entre le numérique et le secteur audiovisuel traditionnel. Pour Bell Média, il est important de créer une rampe de lancement pour les créateurs et créatrices numériques qui soit dans le respect de l’objectif général : assurer la qualité du divertissement. « Made for TV est la bonne série pour Boman, a assuré M. McShane C’est le mariage parfait entre son personnage social, son type d’humour, son amour de la télévision et son regard critique exceptionnellement créatif sur celle-ci. [Bell Média] est très fier de cette collaboration. »

Il y aura toujours « un désir pour différents types de contenu à différents niveaux pour différentes humeurs», selon Lee Naimo. Comme l’a mentionné Jennifer Park, nous devons accueillir un avenir qui « rapproche de plus en plus la télévision linéaire et le [contenu] en ligne ».

Consultez les entrevues complètes (disponibles en anglais seulement) avec Fiona Campbell (BBC), Lee Naimo (Screen Australia) et Cameron Zinger et Jennifer Park (Telus STORYHIVE).

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