Le sport électronique et les femmes : un rapport encore conflictuel

À l’échelle mondiale, près de la moitié des joueurs sont des femmes. Pourquoi alors demeurent-elles minoritaires dans l’arène du sport électronique (e-sport)? Retour sur les origines historiques de la division des genres dans le secteur du jeu vidéo.

Depuis sa légitimation académique au cours des années 2000, le jeu vidéo s’est taillé une place au sein des cultures populaire, artistique et communautaire. Aujourd’hui, il est considéré comme un produit médiatique à part entière. En effet, les jeux vidéo ont la capacité de dépeindre notre monde par un certain nombre de codes et de normes qui leur sont propres.

En 2016, le Canada comptait plus de 18 millions de joueurs, tous supports confondus. Source : ESAC

La légitimation culturelle du jeu vidéo a donné naissance à diverses pratiques très normées comme l’e-sport, ou le sport électronique, que nous définirons comme la pratique organisée et compétitive d’un jeu en ligne, en équipe ou seul, accompagnée d’une dimension performative reflétée parfois par des prix et des récompenses ainsi qu’une forte dimension communautaire matérialisée par les participants ou les membres de l’auditoire.

L’e-sport a gagné énormément en popularité au cours des dernières années, en particulier aux États-Unis, en Asie et en Europe. Il s’agit d’une pratique plutôt jeune, qui s’est néanmoins approprié certains codes du sport traditionnel et notamment les mêmes schémas de visibilité et de répartition hommes-femmes, c’est-à-dire une division pure et simple la plupart du temps.

Dans les sports électroniques, les équipes mixtes demeurent une denrée rare et la présence des femmes n’est pas encore toujours bienvenue. Comment cette pratique a-t-elle alors permis de perpétuer cette division impertinente et comment celle-ci s'est-elle dessinée historiquement? Finalement, quel rôle la communauté peut-elle jouer à cet égard?

Le sport et les femmes : la réappropriation du discours sportif par le sport électronique

Dans l’histoire antique, les femmes étaient souvent écartées des pratiques dites masculines, car elles étaient considérées comme plus faibles sur le plan des capacités physiques. Cela s’observait d’ailleurs dans la forme que prenaient les compétitions : souvent, celles réservées à la gent féminine se disputaient après les compétitions masculines et les récompenses étaient moins généreuses et souvent associées à des attributs stéréotypés (la fécondité, la famille ou le mariage). Les femmes n’étaient pas jugées en fonction de leurs propres capacités, mais étaient plutôt comparées aux hommes.

Dans l’histoire moderne, sensiblement les mêmes considérations se sont appliquées aux athlètes féminines. Ces dernières étaient considérées d’office comme des débutantes à compter des Jeux olympiques de 1900, où les femmes ont pu disputer certaines disciplines des jeux modernes pour la première fois. Dans le compte rendu officiel des Jeux olympiques de Stockholm de 1912, de Coubertin est allé jusqu’à déclarer ceci : « Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte! »

Ce n’est qu’en 1972 aux États-Unis, dans les Education Amendments, que fut confirmée l’illégalité de la discrimination dans le cadre de tout programme éducatif ou de toute activité bénéficiant d’une aide financière du gouvernement fédéral.

Pour comprendre la répartition, les représentations et les perceptions du genre féminin dans sa globalité au sein des communautés de jeux vidéo en ligne, il faut revenir à la source de la création du jeu vidéo comme produit culturel, commercial et industriel.

Marketing de genre et répercussions sur la répartition, la visibilité et la représentation des femmes

En 1983, avec le succès triomphant des arcades et des premières consoles de salon, l’industrie américaine du jeu produit plus de contenu que prévu. Cette production excédentaire a inondé le marché et entraîné une baisse des ventes. La plupart des grandes productions américaines ont alors été acculées à la faillite, ce qui a permis à Nintendo de se hisser au premier rang suivant la sortie du jeu Super Mario Bros en 1985 et de la console Super NES en 1990.

Devant cette crise, l’industrie entière du jeu vidéo a dû changer d’approche. L’impératif était de regagner les joueurs en leur proposant du contenu qui était inédit et – surtout – répondait à leurs envies et à leurs besoins. Pour relancer les ventes, les industriels accordèrent plus d’importance au profil des joueurs.

Les jeux et les consoles ayant été initialement vendus dans leurs propres rayons de magasins et de dispensaires, il a fallu trouver une nouvelle solution afin d’accroître leur visibilité. Les grands noms du jeu vidéo ont donc décidé de déplacer leur offre au rayon des jouets afin de mieux cibler leur public.

Jusqu’alors, le public cible était plus universel et plutôt familial, la pratique du jeu vidéo étant considérée comme une activité conviviale. Par contre, les plus avides consommateurs étaient des enfants et des adolescents : il devint donc nécessaire pour le marché de s’adapter à ce nouveau public.

Illustration tirée de l’excellent article de Tracey Lien intitulé No girls allowed.

La division des jouets traditionnels selon le sexe (filles et garçons) a fait valoir la nécessité pour les industriels du jeu de choisir un « camp » et c’est le rayon des jouets pour garçons qui fut choisi étant donné que, en 1983, ceux qui pratiquaient les jeux vidéo étaient majoritairement de jeunes garçons.

Avec le marketing de genre, l’industrie du jeu vidéo a trouvé le moyen de proposer des produits davantage ciblés, se soldant ainsi par une identification plus puissante auprès du public. Les responsables du marketing avaient d’ailleurs bien compris qu’un produit conçu pour tous avait tendance à diluer le message : les consommateurs étaient plus naturellement attirés par des produits taillés sur mesure pour répondre à leurs intérêts, ce qui constituait une faille extrêmement fructueuse et rentable pour le marketing de genre.

La fragmentation du marketing a fini par renforcer la division des genres, rendant difficiles l’identification et l’inclusion des femmes dans le milieu du jeu vidéo. Non seulement les personnages féminins étaient sous-représentés, mais aussi le milieu lui-même réussissait à exclure de fait la présence des filles en proposant des produits qui ne correspondaient pas forcément à leurs attentes ou à leurs besoins.

Les gameuses et le harcèlement : une image ternie par la communauté

Ces représentations ont eu pour conséquence de rendre la présence féminine dans le milieu du jeu vidéo ainsi que dans d’autres milieux technophiles optionnelle, voire intruse. L’industrie s’étant construite autour des désirs des garçons et des hommes, elle est devenue une sorte d’objet de division, de bulle ouvrant des portes à la violence de la part de ce public foncièrement masculin. Plusieurs ont donc perçu la récente présence féminine ou les revendications pour l’égalité des sexes comme une sorte de parasite venant troubler leur environnement.

C’est à ce moment-là que le harcèlement, les insultes, la violence verbale et même la violence physique sont apparus en ligne, dévalorisant et niant le simple fait que la présence féminine devait être normale, naturelle et nécessaire au nom de la diversité. Pensons notamment à Anita Sarkeesian, militante féministe canado-américaine, qui réalise des capsules autour de la présence et de la représentation des femmes dans les jeux vidéo (dans le cadre de son site Feminist Frequency). Sarkeesian a été l’objet de menaces de viol et de mort, en ligne et directement à son domicile, à la suite de l’annonce du financement de son projet "Tropes vs Women" sur Kickstarter.

Aussi, il n’est pas rare de voir des comportements sexistes naturalisés dans ce milieu au cours de conventions vidéoludiques. Par exemple, les femmes y sont sexualisées ou utilisées comme argument de vente (stripteases, costumes ridiculement sexualisés) dans certains stands pour les mêmes raisons : les femmes sexualisées font vendre. Comment s’identifier et se sentir en sécurité dans un milieu qui ne respecte pas son propre genre, voire qui le présente comme objet?

Un reflet plus juste des joueurs à l’échelle mondiale

Il est nécessaire de réactualiser les chiffres et – surtout – de les diffuser, sachant que près de 50 % des joueurs dans le monde sont des femmes, tous âges confondus. Les générations contemporaines ayant vécu les premières expériences vidéoludiques vieillissent et, par conséquent, le jeu vidéo n’est plus autant associé à l’enfance et à l’adolescence. L’âge moyen du joueur ou de la joueuse ne fait d’ailleurs qu’augmenter et le cliché du garçon adolescent n’est plus pertinent.

En ce qui concerne plus particulièrement l’e-sport, les femmes représenteraient entre 15 % et 30 % des spectateurs en 2013 (selon Polygon). Quant aux joueuses, les données sont très peu nombreuses, mais le ratio serait d’approximativement 30 % de joueuses professionnelles, chiffre qui ne fera logiquement qu’augmenter au cours des prochaines années (selon SuperData).

La diversification apparaît désormais comme l’arme la plus redoutable en regard de la répartition des sexes et de l’anéantissement des stéréotypes. Les représentations prédominantes actuelles montrent qu’une femme dans un jeu n’existe principalement que pour son physique, ce qui contribue à véhiculer des critères erronés de féminité.

Le jeu vidéo possède un potentiel de diffusion fort et unique attribuable à la forme d’agentivité unique qu’il offre par rapport aux autres médias. L’utilisation de ses spécificités pourrait donc contribuer à une évolution plus large des représentations. Nina B. Huntemann, doctorante en philosophie et professeure en communication et études médiatiques, estime que les concepteurs de jeux ont le pouvoir et la responsabilité de renouveler et d’actualiser ces représentations pour nous présenter des « environnements virtuels réalistes ».

De plus, il est nécessaire de tenir compte de la place des filles et des femmes dans ce milieu pour qu’il soit plus représentatif de notre société. Heureusement, les choses vont dans le bon sens. On dénombre de plus en plus d’équipes féminines d’e-sport, comme les Sailor Scouts, équipe féminine montréalaise d’Overwatch (Blizzard, 2016) dont la popularité est grandissante.

L’équipe féminine Sailor Scouts de Montréal.

Finalement, de plus en plus de collectifs canadiens et québécois d’inclusion, d’apprentissage et de sensibilisation aux métiers liés aux médias numériques et aux jeux vidéo sont destinés aux femmes et aux minorités sexuelles (Pixelles, Girls on Games, etc.).


À ce sujet, nous vous invitons à consulter cette liste de ressources régionales et nationales pour soutenir l’adoption de meilleures pratiques en matière d’inclusion et de diversité au sein de votre entreprise.


Pauline Zampolini
Passionnée de jeux vidéo depuis pratiquement toujours, Pauline Zampolini a même décidé d’y consacrer ses études de maîtrise à l’UQAM. Intéressée davantage par la scène indépendante, l’eSport et la présence féminine dans les jeux vidéo, elle est également ouverte à tout ce qui concerne la scène vidéoludique.
En savoir plus
This site is registered on wpml.org as a development site. Switch to a production site key to remove this banner.